Le crâne hurlant (1908) – Seconde partie

F. Marion Crawford

Temps de lecture: 38 minutes.

Le crâne hurlant. Conclusion de la relation en deux parties de l’étrange décès de l’épouse du médecin, et de ce qui s’ensuivit.

Vous voulez savoir si je suis demeuré dans la chambre jusqu’au lever du jour ? Oui, mais j’ai laissé une lumière allumée, et je suis resté assis à fumer et à lire, très probablement par peur ; une peur simple, incontestable, et n’appelez pas cela de la lâcheté, car ce n’est pas la même chose. Je n’aurais pas pu rester seul avec cette chose dans l’armoire ; je serais mort de peur, bien que je ne sois pas plus froussard qu’un autre. Rendez-vous compte, mon vieux, elle avait traversé la route toute seule, avait grimpé sur le seuil de la porte et avait frappé pour qu’on la laisse entrer.

A l’aube, j’ai enfilé mes bottes et je suis sorti chercher le carton à chapeau. J’ai dû faire un grand détour, passer par le portail près de la route principale, et j’ai trouvé la boîte, ouverte, suspendue de l’autre côté de la haie. La ficelle s’était accrochée aux petites branches, et le couvercle était tombé et gisait sur le sol. Cela prouve que la boîte ne s’est pas ouverte avant d’être arrivée loin de l’autre côté de la route; et si elle ne s’est pas ouverte dès qu’elle a quitté ma main, ce qu’il y avait dedans a également dû traverser la route.

C’est tout. J’ai ramené la boîte à l’étage, dans l’armoire, j’ai remis le crâne à sa place et j’ai fermé l’armoire à clé. Quand la domestique m’a apporté mon petit-déjeuner, elle m’a dit qu’elle était désolée, mais qu’elle devait partir, et que cela lui était égal de perdre son mois de salaire. Je l’ai regardée, et son visage était d’une pâleur jaunâtre et verdâtre. Je fis semblant d’être surpris et lui demandai ce qu’il se passait ; mais cela ne servit à rien, car elle s’en prit à moi et me demanda si j’avais l’intention de rester dans une maison hantée, et, si c’était le cas, combien de temps je comptais vivre encore, car bien qu’elle ait remarqué que j’étais parfois un peu dur d’oreille, elle doutait fort que même moi je puisse encore arriver à dormir malgré ces cris – et dans ce cas, pourquoi m’étais-je déplacé dans la nuit, et pourquoi avais-je ouvert et fermé la porte d’entrée, entre trois et quatre heures du matin ? Je n’avais aucune réponse à ces questions, puisqu’elle m’avait entendu, alors elle est partie, et je suis resté seul. Je suis descendu au village dans la matinée et j’ai trouvé une femme prête à se charger des tâches les plus indispensables et à préparer mon dîner, à condition de pouvoir rentrer chez elle tous les soirs. Quant à moi, je me suis installé au rez-de-chaussée ce jour-là, et je n’ai jamais essayé de dormir dans la chambre de maître depuis lors. Au bout d’un certain temps, j’ai fait venir de Londres une paire de domestiques écossaises d’âge moyen, et les choses ont été assez calmes pendant un bon moment. Je commençai par leur dire que la maison était très exposée et que le vent y sifflait beaucoup en automne et en hiver, ce qui lui avait donné une mauvaise réputation dans le village, les Cornouaillais étant enclins à la superstition et aux histoires de fantômes. Les deux sœurs, au visage dur et aux cheveux couleur de sable, esquissèrent un sourire et répondirent avec un grand mépris qu’elles ne se souciaient guère de quelque fantôme du sud, ayant été en service dans deux maisons hantées anglaises, où elles n’avaient jamais rien vu de pire que le Garçon en gris, ce qui n’était pas particulièrement une rareté dans le Forfarshire.

Elles sont restées avec moi plusieurs mois, et durant cette période, nous avons eu paix et tranquillité. L’une d’entre elles est à nouveau ici maintenant, mais elle s’était absentée avec sa sœur en cours d’année. Cette dernière – c’était la cuisinière – a épousé le bedeau, qui s’occupe de mon jardin. C’est comme ça par ici. C’est un petit village et il n’a pas grand-chose à faire, et il en sait assez sur les fleurs pour m’aider un peu, en plus de se charger de la plupart des travaux pénibles ; car bien que j’aime l’exercice, j’ai les charnières qui commencent à grincer. C’est un bonhomme sobre et silencieux, qui s’occupe de ses affaires ; il était veuf quand je suis arrivé ici – il s’appelle James Trehearn. Les sœurs écossaises ne voulaient pas admettre qu’il y avait le moindre problème avec la maison, mais quand novembre est arrivé, elles m’ont prévenu qu’elles partaient, sous prétexte que la chapelle était très loin d’ici, dans la paroisse voisine, et qu’elles ne pouvaient pas pratiquer dans notre église. Mais la plus jeune est revenue au printemps, et dès que les bans ont pu être publiés, le vicaire l’a mariée à James Trehearn, et elle semble n’avoir eu aucun scrupule à l’entendre prêcher depuis lors. Si elle en est satisfaite, moi aussi ! Le couple vit dans un petit cottage qui donne sur le cimetière.

Je suppose que vous vous demandez ce que tout cela a à voir avec ce dont je vous parlais. Je suis si souvent seul que lorsqu’un vieil ami vient me voir, il m’arrive de parler pour l’unique plaisir d’entendre ma propre voix. Mais dans ce cas précis, il y a vraiment une connexion d’idées. C’est James Trehearn qui a enterré la pauvre Mme Pratt, et son mari après elle, dans la même tombe, pas loin derrière le cottage. Voila le lien qui s’est fait dans mon esprit, vous voyez. C’est assez clair. Il sait quelque chose, j’en suis sûr, bien que le gaillard soit taiseux.

Oui, je suis seul dans la maison la nuit maintenant, car Mme Trehearn fait tout elle-même, et quand je reçois un ami, la nièce du bedeau vient servir la table. Il ramène sa femme à la maison tous les soirs en hiver, mais en été, quand il fait jour tard, elle rentre toute seule. Ce n’est pas une femme fragile, mais elle n’est plus aussi persuadée qu’il n’y ait pas en Angleterre de monstruosité qui mérite l’attention d’une Écossaise. N’est-ce pas amusant, cette idée que l’Ecosse a le monopole du surnaturel ? Étrange objet de fierté nationale, vous ne trouvez pas ?

C’est un bon feu, n’est-ce pas ? Quand le bois flotté s’enflamme enfin, il n’y a rien de comparable, à mon avis. Oui, nous en avons beaucoup, car je suis désolé de dire qu’il y a encore de nombreuses épaves par ici. C’est une côte solitaire, et vous pouvez récupérer tout le bois que vous voulez si vous prenez la peine d’aller le chercher. Trehearn et moi empruntons un chariot de temps en temps, et nous le chargeons entre ici et le cap. Je déteste le feu de charbon quand je peux avoir du bois de n’importe quelle sorte. Une bûche, c’est de la compagnie, même si ce n’est qu’un morceau de membrure ou une planche de pont, et le sel qu’elle contient fait de jolies étincelles. Voyez comme elles volent, comme des feux d’artifice japonais ! Vraiment, avec un vieil ami, un bon feu et une pipe, on oublie tout à fait cette chose là-haut, surtout maintenant que le vent s’est calmé. Ce n’est qu’une accalmie, cependant, et il y aura un grain avant le matin.

Vous aimeriez voir le crâne ? Je n’y ai pas d’objection. Il n’y a aucune raison pour que vous n’y jetiez pas un coup d’œil ; croyez-moi, vous n’en avez jamais vu de plus parfait de votre vie, sauf qu’il manque deux dents de devant sur la mâchoire inférieure.

Ah oui, je ne vous avais pas encore parlé de la mâchoire. Trehearn l’a trouvée dans le jardin au printemps dernier alors qu’il creusait une tranchée pour de nouveaux plants d’asperges. Vous savez que nous plantons les asperges dans des tranchées de six ou huit pieds de profondeur par ici. Oui, oui, j’avais oublié de vous le dire. Il creusait directement vers le bas, comme on creuse une tombe ; si vous voulez une bonne tranchée pour vos asperges, je vous conseille de demander à un bedeau de s’en charger. Ces gars-là ont un don pour ce genre de creusage.

Trehearn était descendu d’environ un mètre quand il est tombé sur une masse de chaux blanche sur le côté de la tranchée. Il avait remarqué que la terre était un peu plus meuble à cet endroit, bien qu’il dise qu’elle n’avait pas été remuée depuis un certain nombre d’années. Je suppose qu’il a pensé que la vieille chaux n’était pas bonne pour les asperges, alors il l’a cassée et l’a jetée. Elle était assez dure, dit-il, en gros morceaux, et par pure habitude, il a cassé les morceaux avec sa bêche à l’extérieur de la fosse, à côté de lui ; l’os de la mâchoire est tombé de l’un des morceaux. Il pense qu’il a dû faire tomber les deux dents de devant en cassant la chaux, mais il ne les a vues nulle part. C’est un homme qui a beaucoup d’expérience avec ce genre de choses, comme vous pouvez l’imaginer, et il a tout de suite dit que la mâchoire avait probablement appartenu à une jeune femme, et que la dentition étaient complètes quand elle est morte. Il me l’a apportée et m’a demandé si je voulais la garder ; sinon, il m’a dit qu’il la déposerait dans la prochaine tombe qu’il creuserait dans le cimetière de l’église, car il pensait que c’était une mâchoire chrétienne et qu’elle devait avoir une sépulture décente, où que se trouve le reste du corps. Je lui ai dit que les médecins mettaient souvent les os dans de la chaux vive pour les blanchir, et que je supposais que le Dr Pratt avait autrefois eu une petite fosse à chaux dans le jardin à cet effet, et qu’il avait oublié la mâchoire. Trehearn me regarda tranquillement.

« Peut-être que cela correspondrait au crâne qui se trouve dans l’armoire à l’étage, monsieur », dit-il. « Peut-être que le Dr Pratt avait mis le crâne dans la chaux pour le nettoyer, ou quelque chose comme ça, et quand il l’a sorti, il y a laissé la mâchoire inférieure. Il y a des cheveux humains collés dans la chaux, monsieur. »

Je l’ai constaté aussi, comme Trehearn l’avait dit. S’il ne soupçonnait rien, pourquoi diable avait-il suggéré que la mâchoire pouvait appartenir au crâne ? D’ailleurs, c’est le cas. C’est la preuve qu’il en sait plus qu’il ne veut bien le dire. Vous croyez qu’il l’a regardée avant de l’enterrer ? Ou peut-être, quand il a enterré Luke dans la même tombe…

Bon, bon, ça ne sert à rien de revenir là-dessus, n’est-ce pas ? Je lui ai dit que je garderai la mâchoire avec le crâne, et je l’ai portée en haut et mise à sa place. Il n’y a pas le moindre doute sur le fait que les deux vont ensemble, et maintenant ils sont ensemble.

Trehearn sait beaucoup de choses. Nous parlions, il y a quelques temps, du chaulage de la cuisine, et il s’est souvenu qu’il n’avait pas été refait depuis la semaine même de la mort de Mme Pratt. Il n’a pas dit que le maçon avait dû laisser de la chaux sur place, mais il le pensait, et que c’était la même chaux qu’il avait trouvée dans la tranchée pour les asperges. Il en sait beaucoup. Trehearn est l’un de ces gaillards silencieux qui a plus d’un tour dans son sac. Cette tombe est très proche de son cottage, et c’est l’un des hommes les plus rapides avec une bêche que je je connaisse. S’il a voulu découvrir la vérité, il l’a pu, et personne d’autre n’en saura jamais rien à moins qu’il ne choisisse lui-même de la dévoiler. Dans un village tranquille comme le nôtre, les gens ne vont pas passer la nuit dans le cimetière pour voir ce que le bedeau bricole tout seul entre dix heures du soir et le lever du jour.

Ce qui est terrible, c’est de penser que Luke a prémédité tout cela, s’il l’a fait ; sa froide certitude que personne ne le découvrirait ; par-dessus tout, son sang-froid, car cela a dû être abominable. Je me dis parfois qu’il n’est pas bon de vivre à l’endroit où cela s’est passé, si cela s’est vraiment passé. J’en parle toujours au conditionnel, voyez-vous, par égard pour sa mémoire, et un peu par égard pour moi, aussi.

Je vais monter et chercher le carton à chapeau dans une minute. Laissez-moi allumer ma pipe ; rien ne presse ! Nous avons soupé tôt, et il n’est que neuf heures et demie. Je ne laisse jamais un ami se coucher avant minuit, ou avec moins de trois verres – vous pouvez vous servir autant que vous voulez, mais pas moins, en souvenir du bon vieux temps.

La brise se lève à nouveau, vous entendez ? Ce n’était qu’une accalmie tout à l’heure, et nous allons passer une mauvaise nuit.

Quelque chose est arrivé qui m’a fait sursauter un peu quand j’ai constaté que la mâchoire s’ajustait parfaitement. Je ne suis pas très facilement impressionable, mais j’ai vu des gens faire un mouvement rapide, retenir leur souffle, lorsqu’ils se croyaient seuls et que, soudain, en se retournant, ils voient quelqu’un juste derrière eux. Personne ne peut appeler cela de la peur. Vous en conviendrez, n’est-ce pas ? Oui. Eh bien, au moment où j’ai mis la mâchoire à sa place sous le crâne, les dents se sont refermées brusquement sur mon doigt. C’était comme si elles me mordaient très fort, et j’avoue que j’ai sursauté avant de me rendre compte que c’était moi qui avais pressé la mâchoire et le crâne ensemble avec mon autre main. Je vous assure que je n’étais pas du tout tendu. Il faisait grand jour, c’était une belle journée, et le soleil pénétrait dans la chambre de maître. Il aurait été absurde d’être tendu, et ce ne fut qu’une impression rapide et erronée, mais cela m’a vraiment fait bizarre. D’une certaine manière, cela m’a rappelé le drôle de verdict du jury du coroner sur la mort de Luke, « par la main ou les dents d’une personne ou d’un animal inconnu ». Depuis ce jour, j’avais souhaité voir ces marques sur sa gorge, bien que la mâchoire inférieure soit manquante à l’époque.

J’ai souvent vu des hommes faire de leurs mains des choses insensées, dont ils ne se rendent pas compte du tout. Une fois, j’ai vu un homme s’accrocher d’une main à une vieille butée d’auvent et se pencher en arrière, par-dessus bord, de tout son poids, et il était en train de couper la butée avec le couteau qu’il tenait dans son autre main ; je pus tout juste le retenir entre mes bras. Nous étions au milieu de l’océan, à vingt nœuds. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait ; il en allait de même pour moi quand je me suis débrouillé pour me coincer le doigt entre les dents de cette chose. Je peux encore sentir cette sensation. C’était exactement comme si elle était vivante et essayait de me mordre. Et elle le ferait si elle le pouvait, car je sais qu’elle me déteste, la pauvre ! Pensez-vous que ce qui cliquette à l’intérieur soit vraiment un morceau de plomb ? Eh bien, je vais descendre la boîte tout à l’heure, et si quoi que ce soit tombe dans vos mains, c’est votre affaire. Si ce n’était qu’une motte de terre ou un caillou, toute l’histoire me serait sortie de l’esprit et je ne crois pas que je repenserais une seule fois au crâne ; mais je ne peux pas me résoudre à faire sortir moi-même ce petit truc dur. La simple idée qu’il puisse s’agir de plomb me met terriblement mal à l’aise, mais j’ai la conviction que je le découvrirai avant longtemps. Je le découvrirai certainement. Je suis sûr que Trehearn le sait, lui, mais le gaillard est muet comme une tombe.

Je vais monter à l’étage le chercher. Quoi ? Vous feriez mieux de venir avec moi ? Vous croyez que j’ai peur d’un carton à chapeau et d’un bruit ? Absurde !

Ne vous souciez pas de la bougie, elle ne s’allumera pas ! Comme si cet objet ridicule comprenait ce à quoi elle est destinée ! Regardez ça, la troisième allumette. Elles s’allument pourtant assez vite pour ma pipe. Là, vous voyez ? C’est une boîte neuve, tout juste sortie du coffre en fer blanc où je garde ma réserve à cause de l’humidité. Oh, vous pensez peut-être que la mèche de la bougie est humide ? Très bien, je vais allumer le fichu machin dans le feu. Elle ne s’éteindra pas, en tout cas. Oui, elle crachote un peu, mais elle restera allumée maintenant. Elle brûle comme n’importe quelle autre bougie, n’est-ce pas ? Le fait est que les bougies ne sont pas très bonnes par ici. Je ne sais pas d’où elles viennent, mais elles brûlent de temps en temps avec une flamme courte verdâtre qui crache de minuscules étincelles, et je suis souvent irrité par le fait qu’elles s’éteignent toutes seules. On ne peut rien y faire, car il faudra longtemps avant que nous ayons l’électricité dans notre village. Cette lumière est vraiment faible, pas vrai ?

Vous pensez que je ferais mieux de vous laisser la bougie et de prendre la lampe ? Je n’aime pas me promener avec des lampes, c’est la vérité. Je n’en ai jamais fait tomber une de ma vie, mais j’ai toujours pensé que cela pouvait arriver, et alors c’est vraiment dangereux. Et puis, depuis le temps, je me suis habitué à ces bougies bas de gamme.

Finissez donc ce verre pendant que je vais le chercher, car je ne veux pas vous laisser vous coucher avec moins de trois verres. Vous n’aurez pas non plus à monter à l’étage : je vous ai installé dans l’ancien bureau à côté du cabinet médical – c’est là que je vis moi-même. Le fait est que je ne demande plus jamais à un ami de dormir à l’étage. Le dernier était Crackenthorpe, et il m’a dit qu’il est resté éveillé toute la nuit. Vous vous souvenez du vieux Crack, n’est-ce pas ? Il est resté dans la Navy, et ils viennent de le nommer amiral. Oui, j’y vais – à moins que la bougie ne s’éteigne. Je n’ai pas pu m’empêcher de vous demander si vous vous souveniez de Crackenthorpe. Si quelqu’un nous avait dit que ce petit idiot maigrelet allait devenir le plus brillant d’entre nous, nous aurions bien ri, n’est-ce pas ? Vous et moi n’avons pas mal réussi, c’est vrai – mais je vais vraiment y aller maintenant. Je ne veux pas que vous pensiez que je cause pour repousser l’échéance ! Comme s’il y avait quelque chose à craindre ! Si j’avais peur, je vous le dirais franchement, et je vous demanderais de monter avec moi.

Voici le carton. Je l’ai descendu très prudemment, pour ne pas la déranger, la pauvre. Voyez-vous, si on la secouait, la mâchoire pourrait s’en séparer à nouveau, et je suis sûr qu’elle n’aimerait pas cela. Oui, la bougie s’est éteinte quand je suis descendu, mais c’était à cause du courant d’air venu de la fenêtre du palier, qui n’est pas étanche. Avez-vous entendu quelque chose ? Oui, il y a eu un autre cri. Je suis pâle, dites-vous ? Non, ce n’est rien. Mon cœur fait un peu des siennes parfois, et je suis monté trop vite. En fait, c’est une des raisons pour lesquelles je préfère vivre au rez-de-chaussée.

D’où que vienne le cri, il ne venait pas du crâne, car j’avais la boîte à la main quand je l’ai entendu, et elle est là maintenant ; nous avons donc prouvé définitivement que les cris sont produits par autre chose. Je ne doute pas de découvrir un jour ce qui les produit. Une crevasse dans le mur, bien sûr, ou une fissure dans une cheminée, ou une fente dans le cadre d’une fenêtre. C’est comme ça que finissent toutes les histoires de fantômes dans la vie réelle. Vous savez, je suis vraiment content d’avoir pensé à monter le chercher pour que vous le montrer, car ce dernier cri a réglé la question. Quand je pense que j’ai été assez faible pour croire que ce pauvre crâne pouvait vraiment crier comme un être vivant !

Maintenant, je vais ouvrir la boîte, nous allons le sortir et l’examiner sous une lumière vive. Il est plutôt affreux de penser que la pauvre dame s’asseyait là, dans votre fauteuil, soir après soir, sous la même lumière, n’est-ce pas ? Mais j’ai décidé que ce n’était que de la foutaise du début à la fin et que ce n’était qu’un vieux crâne que Luke s’était procuré quand il était étudiant et qu’il l’a peut-être mis dans la chaux simplement pour le blanchir, et qu’il n’a pas retrouvé la mâchoire.

J’ai posé un sceau sur la ficelle, vous voyez, après avoir mis la mâchoire à sa place, et j’ai écrit sur le couvercle. Il y a encore la vieille étiquette blanche de la modiste, adressée à Mme Pratt lorsque le chapeau lui a été envoyé, et comme il y avait de la place, j’ai écrit sur le bord : « Un crâne, autrefois la propriété de feu Luke Pratt, Médecin. » Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai écrit cela, à moins que ce ne soit dans l’idée d’expliquer comment cette chose s’est retrouvée en ma possession. Je ne peux m’empêcher de me demander parfois quelle sorte de chapeau se trouvait dans le carton. De quelle couleur était-il, à votre avis ? Était-ce un chapeau de printemps gai avec une plume flottante et de jolis rubans ? Il est étrange que cette même boîte contienne la tête qui, peut-être, portait la parure. Non, nous avons convenu qu’il provenait de l’hôpital de Londres où Luke a fait son internat. Il est bien mieux de considérer les choses sous cet angle, n’est-ce pas ? Il n’y a pas plus de rapport entre ce crâne et la pauvre Mme Pratt qu’il n’y en avait entre mon histoire de plomb et…

Bon Dieu ! Prenez la lampe – ne la laissez pas s’éteindre, si vous le pouvez – je vais refermer la fenêtre sur-le-champs – dites donc, quel coup de vent ! Voilà, c’est éteint ! Je vous l’avais dit ! Peu importe, il y a la lumière du feu – j’ai fermé la fenêtre – le verrou n’était qu’à moitié baissé. Le carton a été soufflé de la table ? Où diable est-il ? Le voilà ! La fenêtre ne s’ouvrira plus, car j’ai mis la barre. Une bonne barre à l’ancienne, il n’y a rien de tel. Maintenant, trouvez la boîte pendant que j’allume la lampe. Maudites soient ces misérables allumettes ! Oui, un bec de pipe, c’est mieux – il faut l’allumer dans le feu – je n’y avais pas pensé – merci – nous y voilà. Maintenant, où est la boîte ? Oui, remettez-la sur la table, et ouvrons-la.

C’est la première fois que je vois un coup de vent faire s’ouvrir cette fenêtre ; mais c’était en partie de la négligence de ma part quand je l’ai fermée la dernière fois. Oui, bien sûr, j’ai entendu le cri. Il a semblé faire le tour de la maison avant de rentrer par la fenêtre. Cela prouve que ça a toujours été le vent et rien d’autre, pas vrai ? Quand ce n’était pas le vent, c’était mon imagination. J’ai toujours été un homme à l’imagination très fertile : ce doit être le cas, même si je l’ignorais. En vieillissant, on se comprend mieux, n’est-ce pas ?

Je vais prendre une goutte de Hulstkamp pur, à titre exceptionnel, puisque vous remplissez votre verre. Cette rafale humide m’a refroidi, et avec ma tendance aux rhumatismes, j’ai très peur d’un refroidissement, car le froid semble parfois rester dans mes articulations tout l’hiver une fois qu’il y entre.

Bon sang, que ça fait du bien ! Je vais allumer une nouvelle pipe, maintenant que tout est rentré dans l’ordre, et nous allons ouvrir la boîte. Je suis si heureux que nous ayons entendu ce dernier cri ensemble, avec le crâne ici, sur la table, entre nous, car une chose ne peut pas être à deux endroits en même temps, et le bruit venait très certainement de l’extérieur, comme tout bruit causé par le vent. Vous avez cru l’entendre hurler dans la pièce après que la fenêtre ait été ouverte ? Oh oui, moi aussi, mais c’était assez naturel puisque tout était ouvert. Bien sûr, nous avons entendu le vent. A quoi d’autre s’attendre ?

Regardez par ici, s’il vous plaît. Je veux que vous vérifiiez que le sceau est intact avant que nous ouvrions la boîte ensemble. Vous voulez mes lunettes ? Non, vous avez les vôtres. Très bien. Le sceau est intact, vous voyez, et vous pouvez aisément lire les mots de la devise. « Sweet and low » – c’est ça – parce que le poème continue avec « Wind of the Western Sea », puis, « blow him again to me », et tout ça. Voici le sceau sur la chaîne de ma montre, où il est accroché depuis plus de quarante ans. Ma regrettée épouse me l’avait offert quand je lui faisais la cour, et je n’en ai jamais eu d’autre. Ces vers, c’était tout à fait son genre – elle a toujours aimé Tennyson.

Il ne sert à rien de couper la ficelle, car elle est attachée à la boîte, alors je vais simplement casser la cire et défaire le nœud, et ensuite nous la refermerons. Vous voyez, j’aime sentir que la chose est en sécurité à sa place, et que personne ne peut l’en sortir. Non pas que je soupçonne Trehearn de se mêler de ces histoires, mais j’ai toujours l’impression qu’il en sait beaucoup plus qu’il ne le dit.

Vous voyez, j’ai réussi à l’ouvrir sans casser la ficelle, bien que lorsque je l’ai attachée, je ne m’attendais pas à rouvrir la boîte. Le couvercle s’enlève assez facilement. Voilà ! Maintenant, regardez !

Quoi ! Il n’y a rien dedans ! C’est vide ! Il n’y a plus rien, le crâne n’est plus là !

Non, je vais bien. J’essaie seulement de rassembler mes pensées. C’est si étrange. Je suis absolument certain qu’il était à l’intérieur de la boîte quand je l’ai scellée au printemps dernier. Je ne peux pas avoir imaginé cela : c’est tout à fait impossible. S’il m’arrivait de prendre un verre d’alcool fort avec un ami de temps en temps, j’admettrais avoir pu faire une erreur idiote en ayant trop bu. Mais ce n’est pas le cas, et ce ne l’a jamais été. Une pinte de bière au souper et une demi-pinte de rhum au coucher, c’est le maximum, dans mes bons jours. Je crois que c’est toujours nous, les sobres, qui avons des rhumatismes et la goutte ! Pourtant, il y avait mon sceau, et le carton à chapeau est vide. C’est indiscutable.

Je vous le dis, cela ne me plaît pas du tout. Ca ne va pas. Il y a quelque chose qui cloche. Ne me parlez pas de manifestations surnaturelles, car je n’y crois pas, pas le moins du monde ! Quelqu’un a dû trafiquer le sceau et voler le crâne. Parfois, quand je sors pour travailler dans le jardin en été, je laisse ma montre et ma chaîne sur la table. Trehearn a dû prendre le sceau à l’une de ces occasions et s’en servir, étant certain que je ne rentrerais avant au moins une heure.

Si ce n’est pas Trehearn – oh, ne me parlez pas de la possibilité que la chose soit sortie toute seule ! Si c’est le cas, elle doit être quelque part dans la maison, perdue dans un coin, à attendre. Nous pouvons la trouver n’importe où, en train de nous attendre, ne comprenez-vous pas ? Juste attendre dans le noir. Alors elle va me crier dessus ; elle va me crier dessus dans le noir, car elle me déteste, je vous le dis !

Le carton à chapeau est bien vide. Nous ne rêvons pas, ni l’un ni l’autre. Là, je le retourne.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Un petit quelque chose est tombé quand je l’ai retourné. C’est par terre, près de vos pieds. Je le sais, et nous devons le trouver. Aidez-moi à le trouver, mon vieux. Vous l’avez ? Pour l’amour de Dieu, donnez-le-moi, vite !

Du plomb ! Je l’ai su quand je l’ai entendu tomber. Je savais que ça ne pouvait pas être autre chose, au petit bruit sourd qu’il a fait sur l’âtre. C’était donc bien du plomb, et Luke l’a tuée.

Je me sens un peu secoué – pas vraiment une crise nerveuse, vous savez, mais je suis très secoué, c’est un fait. On le serait à moins, non ? Après tout, vous ne pouvez pas dire que ce soit de la peur, car je suis allé à l’étage et j’ai descendu le crâne – du moins, j’ai cru que je le descendais, et c’est pareil, et par George, plutôt que de céder à de telles sottises, je vais remonter la boîte et la remettre à sa place. Ce n’est pas ça. C’est la certitude que la pauvre petite femme a fini de cette façon, par ma faute, parce que j’ai raconté l’histoire. C’est ça qui est si terrible. D’une certaine façon, j’avais toujours espéré que je n’en serais jamais tout à fait sûr, mais il n’y a aucun doute maintenant. Regardez donc !

Regardez ! Ce petit morceau de plomb sans forme particulière. Figurez-vous ce dont il a été la cause, mon vieux ! Ça ne vous fait pas frissonner ? Il lui a donné quelque chose pour la faire dormir, bien sûr, mais il a dû y avoir un moment d’agonie terrible. Imaginez qu’on vous verse du plomb bouillant dans le cerveau. Pensez-y. Elle était morte avant d’avoir pu crier, mais pensez seulement à… oh ! il est encore là… juste à l’extérieur… je sais qu’il est juste à l’extérieur… je ne peux pas me l’enlever de la tête !

Vous pensiez que je m’étais évanoui ? Non, j’aurais aimé que ce soit le cas, car cela se serait arrêté plus tôt. Il est facile de dire que ce n’est qu’un bruit, et qu’un bruit n’a jamais fait de mal à personne – vous êtes vous-même aussi blanc qu’un linceul. Il n’y a qu’une chose à faire, si nous espérons fermer l’œil ce soir. Nous devons trouver le crâne, le remettre dans sa boîte et l’enfermer dans l’armoire, là où il aime être – je ne sais pas comment il en est sorti, mais il veut y retourner. C’est pour ça qu’il crie si fort ce soir – cela n’a jamais été à ce point – jamais depuis que j’ai…

L’enterrer ? Oui, si nous pouvons le trouver, nous l’enterrerons, même si cela nous prend toute la nuit. Nous l’enterrerons à six pieds de profondeur et nous tasserons la terre par-dessus, de sorte qu’il ne pourra plus jamais sortir, et s’il crie, nous l’entendrons à peine, si profondément enfoui. Vite, prenons la lanterne et allons le chercher. Il ne peut pas être bien loin ; je suis sûr qu’il est juste dehors – il était sur le point d’entrer quand j’ai fermé la fenêtre, j’en suis persuadé.

Oui, vous avez tout à fait raison. Je perds la tête, il faut que je me ressaisisse. Ne me parlez pas pendant une minute ou deux ; je vais m’asseoir sans bouger, garder les yeux fermés et réciter une chose que j’ai apprise par coeur autrefois. C’est le meilleur moyen.

« Additionnez l’altitude, la latitude et la distance polaire, divisez par deux et soustrayez l’altitude de la demi-somme ; ajoutez ensuite le logarithme de la sécante de la latitude, de la cosécante de la distance polaire, du cosinus de la demi-somme et du sinus de la demi-somme moins l’altitude » – voilà ! Ne dites pas que j’ai perdu l’esprit ; ma mémoire est parfaite, n’est-ce pas ?

Bien sûr, vous pouvez dire qu’elle est mécanique, et que nous n’oublions jamais les choses que nous avons apprises quand nous étions enfants et que nous avons utilisées presque chaque jour pendant toute une vie. Mais c’est justement là le problème. Lorsqu’un homme devient fou, c’est la partie mécanique de son esprit qui se dérègle et ne fonctionne plus correctement ; il se souvient de choses qui ne se sont jamais produites, ou il voit des choses qui ne sont pas réelles, ou il entend des bruits alors que le silence est total. Personne ici n’a ce problème, n’est-ce pas ?

Venez, prenons la lanterne et allons faire le tour de la maison. Il ne pleut pas, il y a juste un vent à décorner les boeufs, comme on dit. La lanterne est dans l’armoire sous l’escalier, dans le hall, et je la garde toujours prête en cas d’accident.

Ça ne sert à rien de chercher la chose ? Je ne vois pas comment vous pouvez dire ça. C’était une absurdité de parler de l’enterrer, bien sûr, car elle ne veut pas être enterrée ; elle veut retourner dans son carton et être ramenée en haut, la pauvre ! Trehearn l’a sortie, je le sais, et a reposé le sceau. Peut-être qu’il l’a emmenée au cimetière, et il a peut-être voulu bien faire. Il pensait sans doute qu’elle cesserait de crier si elle était tranquillement déposée à sa place, en terre consacrée. Mais elle est rentrée à la maison. Oui, c’est ça. Il n’est pas un mauvais bougre, ce Trehearn, et il est plutôt porté sur la religion. Cela ne semble-t-il pas naturel, raisonnable et bien intentionné ? Il supposait que la chose criait parce qu’elle n’était pas convenablement enterrée – avec le reste. Mais il avait tort. Comment pourrait-il savoir qu’elle crie parce qu’elle me déteste, et parce que c’est de ma faute si elle avait ce petit morceau de plomb à l’intérieur ?

Pas la peine de la chercher, de toute façon ? C’est absurde ! Je vous dis qu’elle veut être retrouvée… Écoutez ! Qu’est-ce qui frappe ? Vous l’entendez ? Toc-toc-toc-toc-trois fois, puis une pause, et encore une fois. C’est un son creux, n’est-ce pas ?

Elle est de retour à la maison. J’ai déjà entendu ces coups sur la porte auparavant. Elle veut entrer et être ramenée en haut, dans sa boîte. Elle est à la porte d’entrée.

Vous voulez bien venir avec moi ? Nous allons la faire entrer. Oui, je vous avoue que je n’ai pas envie d’aller ouvrir la porte seul. La chose va rouler et s’arrêter contre mon pied, comme la dernière fois, et la lumière va s’éteindre. La découverte de ce morceau de plomb m’a beaucoup secoué et, de plus, mon cœur est un peu agité  – trop de tabac fort, peut-être. Et puis, je suis tout à fait prêt à admettre que je suis un peu nerveux ce soir ; pourtant je ne l’ai jamais été de ma vie.

C’est ça, venez ! Je vais prendre la boîte avec moi, pour ne pas avoir à revenir. Vous entendez frapper ? Les coups sont différents de ceux que j’ai entendus auparavant. Si vous maintenez cette porte ouverte, je peux aller trouver la lanterne sous l’escalier grâce à la lumière de cette pièce sans avoir à apporter la lampe dans le hall – elle ne ferait que s’éteindre.

La chose sait que nous arrivons – écoutez ! Elle est impatiente d’entrer. Ne fermez pas la porte avant que la lanterne ne soit prête, quoi qu’il arrive. Il y aura les problèmes habituels avec les allumettes, je suppose – non, la première, bon sang ! Je vous dis qu’elle veut entrer, alors il n’y a pas de problème. Tout est en ordre avec cette porte à présent ; refermez-la, s’il vous plaît. Maintenant, venez tenir la lanterne, car le vent souffle si fort dehors que je vais devoir me servir des deux mains. C’est ça, tenez bas la lanterne. Entendez-vous encore frapper ? Voilà, je vais ouvrir juste assez en poussant le bas de la porte avec mon pied – maintenant !

Attrapez-le ! C’est seulement le vent qui le fait glisser sur le plancher, c’est tout – il y a un demi-ouragan dehors, je vous le dis ! Vous l’avez ? La boîte est sur la table. Une minute, je remets la barre. Voila.

Pourquoi l’avez-vous jeté dans le carton si brutalement ? Elle n’aime pas ça, vous savez.

Qu’est-ce que vous dites ? Elle vous a mordu la main ? C’est absurde, mon vieux ! Vous avez fait exactement comme moi. Vous avez serré les mâchoires avec l’autre main et vous vous êtes pincé. Laissez-moi voir. Ne me dites pas que vous saignez ? Vous avez dû serrer fort, pardieu, car la peau est bien déchirée. Je vais vous donner de la solution phéniquée avant d’aller vous coucher, car on dit qu’une égratignure de dent de crâne peut s’infecter et causer des problèmes.

Rentrez et laissez-moi voir ça à lueur de la lampe. Je vais remonter la boîte – peu importe la lanterne, elle peut bien rester dans le hall car j’en aurai besoin tout à l’heure quand je monterai l’escalier. Oui, fermez la porte si vous voulez, cela rend la pièce plus gaie et plus lumineuse. Votre doigt saigne toujours ? Je vais vous donner du phénol dans un instant ; laissez-moi voir ça.

Pouah ! Il y a une goutte de sang sur la mâchoire supérieure. Sur la canine. Affreux, n’est-ce pas ? Quand je l’ai vu courir sur le sol de la salle, je me suis presque vidé de mes forces, et j’ai senti mes genoux fléchir, puis j’ai compris que c’était le vent qui le poussait sur les planches lisses. Vous ne me blâmez pas ? Non, je ne pense pas ! Nous avons été moussaillons tous les deux, et nous avons vécu pas mal de choses ensemble ; nous pouvons bien nous avouer l’un à l’autre que nous avons eu une frousse de tous les diables quand il a glissé sur le plancher dans votre direction. Pas étonnant, après ça, que vous vous soyez pincé le doigt en le ramassant, si mes nerfs m’ont fait faire la même chose en plein jour, à la lumière du soleil.

Il est étrange que la mâchoire s’y emboîte si parfaitement, n’est-ce pas ? Je suppose que c’est l’humidité, car elle se ferme comme un étau. J’ai essuyé la goutte de sang, car ce n’était pas beau à voir. Je ne vais pas essayer d’ouvrir les mâchoires, n’ayez pas peur ! Je ne vais pas jouer de tours à la pauvre bête, mais je vais simplement refermer la boîte, et nous allons la monter à l’étage et la ranger là où elle doit être. La cire est sur l’écritoire près de la fenêtre. Merci. Je ne laisserai pas longtemps mon sceau traîner, si c’est pour que Trehearn l’utilise, je peux vous le dire. Expliquer ? Je n’explique pas les phénomènes naturels, mais si vous décidez de penser que Trehearn l’avait caché quelque part dans les buissons, et que le vent l’a poussé vers la maison, contre la porte, et l’a fait frapper, comme s’il voulait entrer, ce n’est pas impossible, et je suis prêt à être d’accord avec vous.

Voyez-vous cela ? Vous pouvez jurer que vous m’avez vu sceller le carton cette fois-ci, au cas où quelque chose de ce genre se reproduirait. La cire fixe les cordes au couvercle, qui ne peut pas être soulevé, même pour y passer un doigt. Vous êtes satisfait, n’est-ce pas ? Oui. D’ailleurs, à l’avenir, je fermerai l’armoire à clé et je garderai la clé dans ma poche.

Maintenant, nous pouvons prendre la lanterne et monter à l’étage. Vous savez quoi ? Je suis tout à fait d’accord avec votre théorie selon laquelle le vent l’a poussé contre la maison. Je vais passer devant, car je connais l’escalier ; tenez la lanterne près de mes pieds pendant que nous montons. Comme le vent hurle et siffle ! Avez-vous senti le sable sous vos chaussures lorsque nous avons traversé le hall ?

Oui, c’est la porte de la chambre principale. Tenez la lanterne, s’il vous plaît. De ce côté, à la tête du lit. J’ai laissé le placard ouvert quand j’ai pris le carton à chapeau. N’est-ce pas étrange que la légère odeur des robes de femmes flotte dans une vieille armoire pendant des années ? Voici l’étagère. Vous m’avez vu poser la boîte, et maintenant vous me voyez tourner la clé et la mettre dans ma poche. Voila, c’est fait !

Bonne nuit. Etes-vous sûr d’être à l’aise ? Ce n’est pas une grande chambre, mais j’ose croire que ce soir, vous aimerez mieux dormir ici qu’en haut. Si vous avez besoin de quelque chose, criez fort ; il n’y a qu’une cloison de lattes et de plâtre entre nous. Il n’y a pas autant de vent de ce côté de la maison. Le genièvre est sur la table, si vous en voulez encore un dernier verre. Non ? Eh bien, à votre guise. Bonne nuit encore, et ne rêvez pas de cette chose, si vous le pouvez.

Le paragraphe suivant est paru dans le Penraddon News du 23 novembre 1906 :

MORT MYSTÉRIEUSE D’UN CAPITAINE AUX LONGS COURS À LA RETRAITE

Le village de Tredcombe est sous le choc après la mort étrange du capitaine Charles Braddock, et toutes sortes d’histoires impossibles circulent quant aux circonstances de celle-ci, qui semble certainement difficile à expliquer. Le capitaine à la retraite, qui avait en son temps piloté avec succès les paquebots les plus grands et les plus rapides de l’une des principales compagnies de vapeurs transatlantiques, a été retrouvé mort dans son lit mardi matin dans sa propre maison, à un quart de mile du village. Un examen a été effectué immédiatement par le médecin local, qui a révélé l’horrible fait que le défunt avait été mordu à la gorge par un assaillant humain, avec une force si étonnante que la trachée en avait été écrasée, causant la mort. Les marques des dents des deux mâchoires étaient si visibles sur la peau de la victime qu’on pouvait les compter, mais l’auteur de l’acte avait manifestement perdu les deux incisives du milieu de la mâchoire inférieure. On espère que cette particularité pourra aider à identifier le meurtrier, qui ne peut être qu’un dangereux maniaque en fuite. Le défunt, bien qu’âgé de plus de soixante-cinq ans, était, dit-on, un homme robuste et d’une force physique considérable, et il est remarquable qu’aucun signe de lutte n’ait été visible dans la pièce, et qu’il n’ait pas été possible de déterminer comment le meurtrier était entré dans la maison. Un signalement a été envoyé à tous les asiles d’aliénés du Royaume-Uni, mais aucune information n’a encore été reçue concernant l’évasion d’un patient dangereux.

Le jury du coroner a rendu un verdict quelque peu singulier, notant que le capitaine Braddock a trouvé la mort « par les mains ou les dents d’une personne inconnue ». Le chirurgien local aurait exprimé en privé l’opinion que le maniaque serait une femme, opinion qu’il déduit de la petite taille des mâchoires, d’après les marques des dents. Toute l’affaire est entourée de mystère. Le capitaine Braddock était veuf, et vivait seul. Il ne laisse aucun enfant. 

(NOTE DE L’AUTEUR.-Les férus d’histoires de fantômes et de maisons hantées trouveront l’origine de l’histoire qui précède dans les légendes concernant un crâne toujours conservé à ce jour dans un manoir appelé Bettiscombe Manor, situé, je crois, sur la côte du Dorsetshire).

FIN de la seconde partie de

Le crâne hurlant, de F. Marion Crawford.