J. Y. Akerman
Temps de lecture: 16 minutes.
Lors d’une visite à un ami qui avait amassé une importante collection d’autographes et d’autres curiosités manuscrites, celui-ci me montra un petit volume in-quarto qui lui avait été légué par un parent, un médecin, qui, durant de nombreuses années, avait exercé à Londres.
“Il traitait les malades d’un asile privé pour aliénés des classes les plus aisées”, me dit mon ami, “et je l’ai souvent entendu parler de l’auteur de ce beau manuscrit, un monsieur de bonne famille interné à —- House depuis plus de trente ans lorsque mon parent avait été appelé à s’occuper de lui pour la première fois.”
Examinant le volume, je le trouvai rempli de bouts de poésie, d’extraits d’auteurs classiques et même d’auteurs talmudiques ; mais ce qui m’intéressa le plus fut un récit de plusieurs pages qui paraissait si circonstancié qu’il ne laissait guère de doute sur le fait qu’il ait été partiellement, sinon entièrement, fondé sur des faits. Je demandai la permission d’en faire une transcription, qui me fut accordée avec empressement, et le résultat est devant les yeux du lecteur.
*
Nous nous moquons de ce que nous appelons le folklore de nos ancêtres, de leurs idées sur le destin et l’influence maligne des étoiles. Lesquelles de nos croyances nos enfants tourneront-ils en ridicule ? Peut-être d’avoir rêvé que l’amitié était une réalité, et que l’amour fidèle habitait la terre. Je croyais autrefois que l’amitié n’était pas un vain mot, et je pensais, avec le sage antique, qu’un seul esprit pouvait parfois habiter deux corps. J’ai rêvé, et je me suis réveillé pour découvrir que j’avais rêvé !
George S. était un ami d’école et devint un compagnon inséparable à l’université. Nous la quittâmes en même temps, lui pour se rendre à Londres, où il espérait obtenir un poste lucratif dans l’une des colonies anglaises, et moi pour retourner, pour une courte période, dans la demeure familiale. Lorsque j’arrivai à —Hall, j’y trouvai plusieurs visiteurs, parmi lesquels ma cousine, Maria D. Elle était devenue femme depuis la dernière fois que je l’avais rencontrée, et je pensais maintenant n’avoir jamais vu silhouette plus parfaite, ou visage plus envoûtant. De plus, elle chantait comme une sirène et était une élégante cavalière. Mes lecteurs s’étonneront-ils que je sois tombé amoureux d’elle, que j’aie passé presque toute mes journées en sa compagnie, et que je n’aie pu penser à rien d’autre qu’elle au monde ?
Une circonstance retarda le départ d’Angleterre de mon ami George, et, comme il traînait en ville, je l’invitai à —Hall. Malgré toute l’estime que j’avais pour lui, je découvris maintenant que je supportais moins bien sa compagnie. Comment s’en étonner ! Je préférais la société de ma charmante cousine, sur le cœur de laquelle, eus-je le bonheur d’apprendre, mes constantes attentions avaient déjà fait une impression sensible. Bien que j’eusse des raisons de croire que notre attachement était mutuel, j’hésitai à lui faire ma demande, en partie, peut-être, à cause de cette délicatesse excessive qui accompagne toujours le véritable amour, et en partie parce que je souhaitais le faire quand mon ami, reparti, n’aurait pas risqué de nous déranger. J’aurais tant voulu que les fonds marins l’aient englouti, ou qu’il ait pourri sous un soleil tropical, plutôt qu’il ne fût venu à —Hall !
Un matin, je me levai plus tôt que d’habitude et, de la fenêtre de ma chambre, je regardai la belle vue qu’offrait la maison. Plongé dans une délicieuse rêverie, dont ma charmante cousine était le principal sujet, je ne prêtai guère attention au bruit des voix en contrebas.
Soudain, cependant, mes sens s’éveillèrent, car les douces tonalités d’une femme en conversation sérieuse frappèrent mon oreille. Oui, c’était la sienne, c’était la voix de Maria. Qu’est-ce qui pouvait bien la faire sortir à une heure aussi matinale ? Comme je regardai attentivement en direction du chemin qui traversait la plantation, j’en vis émerger ma cousine et mon ami ! Mon cœur me monta jusqu’aux lèvres et étouffa toute parole, sans quoi j’aurais crié à cette vue. Je m’éloignai de la fenêtre et me jetai sur le sofa, tourmenté par des suppositions mille fois plus douloureuses que toute réalité.
À la table du petit-déjeuner j’étais maussade et pensif, ce que mon ami perçut. Il tenta une plaisanterie, mais je n’étais pas d’humeur à la recevoir. Maria, d’un ton compatissant, me fit remarquer que je n’avais pas l’air bien, et que j’aurais dû faire une promenade à pied ou à cheval avant le petit-déjeuner, ajoutant qu’elle et George S. avaient marché pendant plus d’une heure ce matin dans la plantation près de la maison. Bien que cette annonce fût à coup sûr mal calculée pour calmer mon esprit, elle fut faite d’un air si simple que mes suppositions les plus sombres s’évanouirent et que je me rétablis ; mais je souhaitais que mon ami prenne congé. Le proverbe italien le dit justement : « le prix de l’amour est la jalousie ».
Après le petit-déjeuner, George S. me proposa une promenade à pied jusqu’aux ruines de l’abbaye cistercienne, à environ un mille du manoir, ce à quoi je consentis immédiatement. Tandis que nous marchions le long de la belle allée ombragée qui menait aux ruines, George, aussi loquace que d’habitude, parlait de tout et de tous, et de son espoir de réaliser une fortune à l’étranger. Je n’étais pas d’humeur à parler, et je ne lui fis que de courtes réponses ; mais il ne semblait pas tenir compte de mon air taciturne, et, quand nous arrivâmes sur place, il s’extasia à la vue des ruines majestueuses.
Et vraiment, c’était un spectacle dont la contemplation aurait pu bercer l’esprit de la plupart des hommes !
Des milliers d’oiseaux chantaient autour de nous ; l’herbe près des ruines n’était pas longue et drue, mais courte, serrée, constellée de trèfles et douce comme un tapis précieux. Un lierre luxuriant grimpait le long des murs brisés blanchis par le vent des siècles ; et, alors que nous approchions du site, les lézards qui se prélassaient au soleil se précipitaient sous des blocs écroulés au bruit de nos pas.
Nous nous assîmes tous les deux sur une grande pierre et examinâmes le noble oriel. J’aimais passionnément l’architecture gothique, et j’avais souvent admiré cette fenêtre, mais je me figurai ne jamais l’avoir vue aussi belle auparavant. Mes pensées moroses s’envolèrent et j’étais plongé dans la contemplation de l’exquis remplage, lorsque je fus soudain ramené à la réalité par mon ami qui, me tapant familièrement dans le dos, s’exclama : « C’est une belle ruine, Dick ! Comme j’aurais aimé que ta douce cousine, Maria, nous accompagne ! ».
Je fus frappé de mutisme à cette déclaration ; mais mon regard était assez éloquent pour qu’il le comprit, et il ne manqua pas de l’interpréter avec justesse. Il parut confus, et moi, reprenant mon aplomb, je me levai de mon siège avec cette remarque laconique : « En effet ! ».
George S. tenta de rire, mais sans succès ; il était manifestement aussi déconcerté et troublé que moi… Comme l’amour a des yeux de lynx ! Nous lisions mutuellement, au même moment, dans le cœur de l’autre.
“Je suis désolé pour toi, Dick », dit-il après une courte pause, en prenant un air indifférent très maladroit ; « sur mon âme, je le suis ; mais je suis fou amoureux de cette fille, et je mourrais à la seule pensée qu’elle donne ses faveurs à un autre ».
J’aurais voulu avoir la force de Milon, pour lui faire éclater la cervelle contre l’énorme pierre sur laquelle nous étions assis. Je sentis mon sang bouillir à ces paroles, et de mon poing serré je lui assénai un coup violent, qui, s’il ne le fit pas tomber à terre, le fit chanceler de plusieurs pas en arrière.
»Menteur ! » criai-je frénétiquement, »Prends ça ! Tu n’oseras pas poursuivre ta folie. »
Reprenant son équilibre, George S. porta la main à son épée, qu’il dégaina à moitié ; mais, comme s’il était conscient qu’aucun témoin n’était présent, ou comme s’il voulait, peut-être, me convaincre encore plus de l’avantage qu’il possédait, il ne la tira pas. « Non, » dis-je, « sors ton arme ; je n’accepterai rien de moins. Je préférerais perdre mon droit d’aînesse que de te céder un être sans lequel ma vie n’aurait aucune valeur ».
Il sourit amèrement, essuya son visage meurtri et sanglant, et tira lentement de sa poitrine une petite miniature, cerclée de diamants, qu’il tint devant mes yeux. Un seul coup d’œil me suffit : c’était le portrait de Maria ! C’est ce visage qui, endormi ou éveillé, m’a hanté ces trente dernières années.
» Vaurien ! » m’écriai-je en m’agrippant à la miniature de la main gauche, tandis que j’arrachais de la main droite mon épée de son fourreau, « Tu l’as volée ». »
Affichant un sang-froid qu’il était impossible qu’il pût éprouver, il sourit de nouveau, remit la miniature sur sa poitrine, et tira son épée. L’instant d’après, nos lames brillantes dans le soleil du matin se croisaient dans un choc furieux.
Mon adversaire était parfaitement maître de son arme, et il me pressait avec une vigueur que toute tentative de riposte aurait rendue dangereuse chez quelqu’un d’aussi inférieur à lui en habileté. J’étais furieux, mais je me dominai pourtant et me tins sur mes gardes, les yeux fixés sur lui, épiant chaque regard : mon désir de le détruire était intense. Le démon agitait mon bras et, tandis que le combat échauffait mon adversaire, je devenais plus froid et vigilant. Finalement, il sembla se lasser et je le pressai avec la ferme intention de lui ôter la vie ; mais il se reprit instantanément et, en retournant un coup que je destinais à son cœur et qu’il para tout juste à temps, son pied glissa et il tomba sur un genou, la pointe de mon épée pénétrant par accident à gauche de sa poitrine. Ce n’était pas une blessure profonde, et peut-être ne la sentit-il pas, car il essaya de contrôler mon épée de sa main gauche, tandis qu’il raccourcissait sa propre arme et me frappait férocement à la gorge, faisant en même temps un bond pour se remettre sur pieds. Mais son destin était scellé : alors qu’il se relevait, je repoussai le coup qui m’était destiné, et j’enfonçai plus profondément mon arme dans sa poitrine. Je crois que je lui transperçai le cœur, car il tomba à genoux dans un soupir, et l’instant d’après, il s’écroula lourdement sur le visage, son épée toujours serrée dans sa main.
Las et haletant sous l’effet de cette lutte violente, je me jetai sur le rocher qui nous avait servi de siège, et je regardai le corps de mon adversaire. Il était mort. Ce coup fatal avait détruit toute rivalité, mais au prix d’un meurtre, le meurtre de celui qui avait été mon ami dès l’enfance ! Des milliers d’émotions contradictoires me secouèrent à la vue de ce spectacle pitoyable. La haine s’éteignit, le remords lui succéda, mais je pensais encore à l’audace de celui qui avait provoqué un ressentiment si mortel. La peur, aussi, la peur des conséquences de cette rencontre fatale dans un endroit solitaire, sans témoins, ajoutait à l’intensité de ma détresse, et je gémissais d’angoisse. Que devais-je faire ? Aller me livrer à la justice et déclarer toute la vérité ? M’enfuir et laisser le corps de mon ami conter cette triste histoire ? Ou l’enterrer secrètement et laisser croire qu’il avait été volé et assassiné ? Comme chaque suggestion était examinée et rejetée, dans mon désespoir, je songeai même à mourir de ma propre main.
« Ah ! Malheureux ! » m’exclamai-je : « Qu’as-tu fait ? À quelle terrible nécessité t’a poussé ce visage beau et faux ? Pourtant, je vais encore une fois regarder ces traits ravissants qui m’ont mené sur cette voie misérable ! »
Je me baissai et retournai le mort sur le dos. Son visage blême était tordu et déformé, ses lèvres ensanglantées, et ses yeux, grands ouverts, semblaient encore briller de haine et de défi, comme lorsqu’il se tenait devant moi dans notre lutte désespérée pour la vie et la mort. Je déchirai sa veste et découvris la blessure qui l’avait tué. Elle s’était affaissée et ne semblait pas plus grande qu’une piqûre d’aiguille, mais une petite tache ronde cramoisie était visible ; l’hémorragie était interne. C’est là que gisait la miniature qui, quelques minutes auparavant, avait été présentée avec exaltation à mon regard désespéré. Je la saisis et la pressai contre mes lèvres, oubliant dans mes transports combien je l’avais payée cher.
Ce délire, cependant, se dissipa vite, et mes pensées se portèrent sur le cadavre. Je cherchai autour de moi quelque recoin où je pourrais le déposer. À quelques mètres de là, parmi les ruines, il y avait un trou dans le sol, où le toit voûté de la crypte s’était écroulé. Il était à peine assez grand pour accueillir le cadavre ; mais je le soulevai dans mes bras, l’y portai et, avec quelque difficulté, le poussai dans l’ouverture. Je l’entendis tomber à une certaine profondeur, avec un son sourd et lourd ; et, jetant ensuite le chapeau et l’épée de mon adversaire, je me précipitai loin de cet endroit comme un nouveau Caïn.
Au dîner, un seul regard de Maria, lorsque je répondis, alors qu’elle me demandait où était George S., qu’il était parti faire une visite à quelques kilomètres de là… un seul regard, dis-je, fit vibrer mon âme, et me poussa presque à me trahir. Tout le monde remarqua mon trouble, et, prétextant un violent mal de tête, je me retirai de table avant la fin du repas et me réfugiai dans ma chambre.
Comment pourrais-je décrire l’horreur de cette soirée, de la nuit qui suivit, et l’obscurité mentale qui s’abattit sur ma misérable personne avant que l’aube ne se lève ! La nuit vint ; je sonnai pour qu’on m’apporte de la lumière et j’essayai de lire, mais en vain ; et, après avoir arpenté ma chambre pendant quelques heures, accablé de fatigue, je me jetai sur le lit et dormis, combien de temps je ne sais pas. Une succession de rêves hideux hantait mon sommeil, mais ils ne me réveillaient pas ; les scènes changeaient lorsqu’elles atteignaient leur point culminant, et une nouvelle épreuve d’horreurs leur succédait ; pourtant, comme celui qui souffre d’un cauchemar, avec une vague conscience que tout cela n’était pas réel, je souhaitais m’éveiller. Enfin, je rêvai que j’étais mis en accusation pour le meurtre de mon ami. Le juge résuma les preuves, qui, bien que purement circonstancielles, étaient suffisantes pour me condamner ; et, au milieu du silence du tribunal bondé, rompu seulement par les sanglots d’amis et de parents anxieux et compatissants, je reçus la sentence de mort, et fus ramené en hâte dans ma cellule. Là, ayant abandonné tout espoir, je gisais en gémissant sur mon lit de paille, et je maudissais l’heure de ma naissance. Une silhouette entra, et dans des accents doux que je crus reconnaître, me demanda de me lever, de quitter ma prison et de la suivre. La silhouette était celle d’une femme strictement voilée. Elle ouvrit le chemin et passa devant les geôliers, qui semblaient plongés dans un profond sommeil. Nous quittâmes la ville, traversâmes le terrain communal et entrâmes dans un bois. Je me jetai alors aux pieds de ma libératrice et la suppliai passionnément d’ôter son voile. Elle secoua tristement la tête, me pria d’attendre son retour avec des vêtements de rechange, et s’en alla.
Je me jetai au pied d’un vieux chêne, tirai de mon sein le portrait de Maria, et, plongé dans la contemplation de ces charmants traits, je ne remarquai pas l’approche d’un homme, le garde forestier, qui, reconnaissant ma tenue de prisonnier, se précipita sur moi en s’exclamant : « Scélérat ! Tu t’es échappé de prison et tu as volé cette miniature au manoir ! ».
Je bondis, j’enfonçai le portrait fatal sur ma poitrine et tentai de m’enfuir, mais il me saisit et se colla contre moi. Dans la lutte qui suivit, nous tombâmes tous les deux. J’étais le plus faible. À ce moment-là, je me réveillai ; j’étais en réalité en train de me battre avec quelqu’un, mais je ne pouvais savoir qui, car mes bougies s’étaient éteintes et la chambre était dans une obscurité totale. Une main puissante et osseuse me saisissait fermement la gorge, tandis qu’une autre s’enfonçait dans ma poitrine, comme pour y chercher la miniature que j’y avais placé avant de m’allonger.
Dans un effort désespéré, je me dégageai et sautai du lit, mais je fus de nouveau agrippé, et mon assaillant essaya encore une fois d’atteindre ma fatale récompense. Nous nous battîmes violemment ; une seconde, je crus prendre le dessus, et, quelques instants, il y eut une pause pendant laquelle j’entendis ma propre respiration et sentis mon propre cœur battre violemment ; mais celui avec qui je me battais semblait ne pas respirer, ni même être un homme chaud et vivant. Un tremblement indescriptible secoua mon corps ; j’essayai de crier, mais ma gorge était serrée et incapable d’articuler le moindre son. Je fis un nouvel effort pour me dégager de l’emprise de mon assaillant, et ce faisant, je l’attirai, comme je le constatai au contact des rideaux, près de la fenêtre. De nouveau, la main s’enfonça dans ma poitrine, et de nouveau, je la repoussai ».
Haletant à cause de la violence de la lutte, tandis qu’une sueur froide jaillissait de tous mes pores, je dégageai ma main droite, et, déterminé à voir avec qui je me battais, j’écartai le rideau. La faible lumière de la lune décroissante pénétra dans la chambre ; elle tomba sur le visage de mon antagoniste, et un seul regard suffit à me glacer le sang dans les veines. C’était lui ! C’était George S. ; celui que j’avais assassiné, qui me fixait d’un regard furieux qu’aucun mortel ne pouvait contempler une seconde fois ! Mon cerveau se mit à tourbillonner, un bruit semblable à celui d’une décharge d’artillerie secoua la pièce, et je tombai à terre, anéanti par cette vision.”
*
Suivent quelques phrases incohérentes, que je n’ai pas jugé nécessaire de transcrire. Le lecteur se figurera probablement lui-même la suite de cette triste histoire.
Fin de
La miniature, de J. Y. Ackerman