Tom Hood
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Ma soeur Lettie a habité chez moi depuis le jour où j’ai possédé ma propre maison. Avant mon mariage, elle était ma petite gouvernante. Aujourd’hui, elle est l’inséparable compagne de mon épouse et la « tante chérie » de mes enfants, qui vont la trouver pour être réconfortés, conseillés et secourus dans tous leurs petits troubles et tracas.
Mais, bien qu’elle dispose d’un foyer confortable et soit entourée de coeurs aimants, elle garde sur son visage une allure grave et mélancolique qui laisse perplexe ses connaissances et chagrine ses amis.
Une déception amoureuse ! Oui, la vieille histoire d’un amant perdu est la cause de l’air triste de Letty. Les propositions avantageuses n’ont pas manqué, mais depuis que son cœur a perdu son premier amour, elle ne s’est plus jamais livrée au rêve heureux d’aimer et d’être aimée.
George Mason était un cousin de mon épouse – un marin de profession. Lui et Lettie se rencontrèrent lors de notre mariage, et tombèrent amoureux au premier regard. Le père de George avait servi avant lui dans les mers mystérieuses, et s’était fait connaître comme un adroit marin des mers arctiques. Il avait pris part à plus d’une expédition à la recherche du pôle Nord et du passage du Nord-ouest.
Je ne fus donc pas surpris lorsque George se porta volontaire à bord du Pioneer, qui s’armait pour une croisière à la recherche de Franklin et de son expédition disparue.
Sa fascination pour cette entreprise était telle que je sentais que, eussé-je été à sa place, je n’aurais moi-même pu y résister. Bien entendu, Lettie n’appréciait absolument pas cette idée, mais il la convainquit en lui disant que les volontaires pour l’Arctique n’étaient à aucun moment perdus de vue, et qu’il aurait plus d’avancement en une année de cette expédition qu’en douze années s’il n’y participait pas.
Je ne puis dire que Lettie, même après cela, fut particulièrement enchantée de son départ, mais, en tout cas, elle avait cessé de s’y opposer. Cependant, un air grave, qui lui est à présent habituel, mais qui était chose rare dans ses jeunes et joyeuses années, traversait parfois son visage lorsqu’elle croyait que personne ne la regardait.
Mon jeune frère, Harry, était à cette époque étudiant à l’Académie d’arts. Il n’était alors qu’un débutant.
Aujourd’hui, il est une figure assez connue dans le milieu artistique, et ses tableaux se vendent un bon prix. Comme tout débutant, il était empli d’idées fantasques et de théories. Il aurait été préraphaélite, si le préraphaélisme n’avait pas déjà été inventé. Il avait une lubie pour ce qu’il appelait l’École vénitienne. Or, il se trouvait que George avait une belle tête de type italien, et Harry le persuada de poser pour un portrait. La ressemblance était certaine, mais l’œuvre médiocre. L’arrière-plan était très sombre, et l’uniforme de marine de George d’une couleur si profonde que le visage en ressortait trop blanc et trop net. C’était une représentation de trois-quarts, mais l’on ne voyait qu’une seule main, appuyée sur la garde d’une épée. Comme le dit George, il avait plus l’air d’un commandant de galère vénitienne que d’un matelot moderne.
Cependant, le tableau plut à Lettie, qui ne se souciait guère d’art pourvu que la ressemblance fût correcte. Alors la peinture fut dûment encadrée – dans un cadre extrêmement lourd, à la demande de Harry – et accrochée dans la salle à manger.
A présent, le jour du départ de George approchait. Le Pioneer était presque prêt à appareiller, et l’équipage n’attendait plus que les ordres de son capitaine. Les officiers purent faire connaissance entre eux avant l’expédition, ce qui était un avantage. George forgea une profonde amitié avec le chirurgien, Vincent Grieve, et, avec ma permission, le convia à dîner.
“Le pauvre, ses amis les plus proches habitent dans les Highlands, et il est bien seul.”
“N’hésite pas à nous l’amener, George ! Quiconque est ton ami sera le bienvenu ici.”
Alors, Vincent Grieve vint chez nous. Je dois dire qu’il ne m’impressionna pas favorablement, et je souhaitais presque ne pas avoir consenti à sa venue. C’était un beau jeune homme, grand et pâle, avec un dur visage d’écossais et l’œil gris et froid. Il y avait également quelque chose de déplaisant dans son expression, quelque chose de cruel ou de rusé, ou les deux.
Je considérais de très mauvais goût sa manière d’accorder une attention aussi appuyée à Lettie, alors qu’il venait en tant qu’ami de son fiancé. Il était constamment auprès d’elle, et devançait George dans toutes les petites attentions qu’un amoureux se ravit de prodiguer. Je pense que George en était un peu contrarié, bien qu’il ne dit rien, attribuant l’insolence de son ami à son manque d’éducation.
Lettie n’appréciait pas du tout cela. Elle savait que George ne serait plus auprès d’elle très longtemps, et était désireuse de le garder autant que possible pour elle seule. Mais comme Grieve était l’ami de son fiancé, elle supporta cette affliction avec une grande patience.
Le chirurgien ne sembla pas s’apercevoir le moins du monde qu’il était importun. Il était maître de lui et heureux, à une exception près. Le portrait de George semblait l’agacer. Il avait lâché une légère exclamation irritée quand il l’avait vu pour la première fois, ce qui attira mon attention ; et je remarquai qu’il s’efforçait d’éviter de le regarder. Enfin, lorsqu’arriva le dîner, il fut invité à s’asseoir juste devant la peinture. Il hésita un instant, puis s’assit, mais se releva presque aussitôt.
“C’est très puéril, je sais », balbutia-t-il, « mais je ne peux m’asseoir en face de ce tableau ».
“Ce n’est pas du grand art », dis-je, « et cela peut irriter un œil critique ».
“Je ne connais rien à l’art », répondit-il, « mais c’est un de ces tableaux désagréables dont les yeux vous suivent dans la pièce. J’ai une horreur atavique de ce genre de tableaux. Ma mère s’est mariée contre la volonté de son père, et quand je suis né, elle était si malade qu’on ne s’attendait pas à ce qu’elle vive.
Lorsqu’elle a été suffisamment rétablie pour parler sans divaguer, elle a supplié que l’on ôte un portrait de mon grand-père qui était accroché dans la chambre et qui, selon elle, lui faisait des grimaces menaçantes. C’est superstitieux, mais c’est plus fort que moi… j’ai une profonde horreur de ces peintures ! »
Je crois que pour George, il s’agissait d’une ruse de son ami pour obtenir un siège à côté de Lettie ; mais je suis sûr que ce n’était pas le cas, car j’avais vu l’expression alarmée sur son visage.
Le soir, lorsque George et son ami partirent, j’en profitai pour demander au premier, à moitié en plaisantant, s’il comptait nous amener à nouveau son ami. George m’affirma avec force que non, ajoutant que le chirurgien était d’une compagnie assez agréable avec d’autres hommes, dans une auberge ou à bord d’un navire, mais pas lorsqu’il s’agissait de dames.
Mais le mal était fait. Vincent Grieve profita d’avoir été présenté et n’attendit pas d’être invité à nouveau. Il appela le jour suivant, et ensuite presque tous les jours. A présent, il était un visiteur plus fréquent que George, car ce dernier était obligé de s’occuper de ses fonctions, et devait rester presqu’en permanence à bord du Pioneer, tandis que le chirurgien, ayant veillé à l’approvisionnement en médicaments, etc., était assez libre. Lettie l’évitait autant que possible, mais il lui apportait généralement, ou prétendait lui apporter, un petit message de George, ce qui lui donnait une excuse pour demander à la voir.
Lors de sa dernière visite, la veille du départ du Pioneer, Lettie vint me voir en grande détresse. Le jeune homme avait eu l’audace de lui dire qu’il l’aimait. Il savait, disait-il, qu’elle était fiancée à George, mais cela n’empêchait pas un autre homme de l’aimer aussi. Un homme ne peut pas plus s’empêcher de tomber amoureux que d’attraper la fièvre. Lettie défendit sa dignité et le réprimanda sévèrement ; mais il lui dit qu’il ne voyait aucun mal à lui parler de sa passion, même s’il la savait sans espoir.
“Mille choses peuvent arriver”, dit-il enfin, “qui mettraient fin à vos fiançailles avec George Mason. Alors peut-être n’oublierez-vous pas qu’un autre vous aime !”
J’étais très en colère, et j’allais immédiatement lui donner mon avis sur sa conduite, mais Lettie me dit qu’il était parti, qu’elle l’avait congédié et lui avait interdit la maison. Elle ne m’avait informé que pour se protéger, car elle n’avait pas l’intention de dire quoi que ce soit à George, de peur que cela n’entraîne un duel ou toute autre violence.
Ce fut la dernière fois que nous vîmes Vincent Grieve avant le départ du Pioneer.
George arriva le soir même et resta avec nous jusqu’au lever du jour, lorsqu’il dut s’arracher à sa famille et rejoindre son navire.
Après lui avoir serré la main à la porte, dans l’aube froide, grise et bruineuse, je retournai dans la salle à manger, où la pauvre Lettie sanglotait sur le sofa.
Je ne pus m’empêcher de sursauter en regardant le portrait de George accroché au-dessus d’elle. L’étrange lumière du lever du jour ne pouvait expliquer l’extraordinaire pâleur du visage. Je m’approchai et le regardai attentivement. Je vis qu’il était couvert d’humidité, et imaginai que que c’était cela qui lui avait donné cet air si pâle. Quant à l’humidité, je supposais que la pauvre Lettie avait embrassé le portrait de son bien-aimé, et que l’humidité avait été causée par ses larmes.
Ce n’est que longtemps après, alors que je racontais en plaisantant à Harry comment son œuvre avait été caressée, que j’appris que ma conjecture était erronée. Lettie m’assura très solennellement que je m’étais trompé en supposant qu’elle avait embrassé le tableau.
“C’est le vernis qui s’est voilé, je suppose”, dit Harry. Et le sujet fut ainsi clos car je n’en dis pas plus, bien que je sache fort bien, sans être un artiste, que ce n’était pas du tout cela.
Le Pioneer était parti. Nous reçumes – ou plutôt, Lettie reçut – deux lettres de George, qu’il avait saisi l’occasion d’envoyer par des baleiniers de retour vers l’Angleterre. Dans la seconde lettre, il écrivait qu’il était peu probable qu’il ait la possibilité d’en envoyer d’autres, car ils naviguaient sous de hautes latitudes – dans la mer solitaire, où aucun navire d’expédition n’avait jamais pénétré. Ils étaient tous de bonne humeur, disait-il, car ils avaient rencontré très peu de glace et espéraient trouver des eaux libres plus au nord que d’ordinaire. De plus, ajouta-t-il, le travail de Grieve avait jusqu’à présent été une sinécure, car il n’y avait pas eu un seul cas de maladie à bord.
Puis suivit un long silence, et une lente année s’écoula pour la pauvre Lettie. Une fois, nous entendîmes parler de l’expédition dans les journaux. Une tribu errante d’Esquimaux, que le capitaine d’un navire russe avait rencontré par hasard, avait rapporté que l’expédition se poursuivait et progressait favorablement. Le navire avait été immobilisé pour l’hiver et ils transportaient les canots sur des traîneaux. Ils croyaient avoir trouvé des traces des équipages perdus, ce qui semblait indiquer qu’ils étaient sur la bonne voie.
Un nouvel hiver passa, et le printemps arriva. C’était un printemps doux et lumineux comme nous en avons parfois, même dans le climat changeant et incertain qui est le nôtre.
Un soir, nous étions assis dans la salle à manger, la fenêtre ouverte, car, même si nous avions depuis longtemps renoncé à allumer les cheminées, la pièce était très chaude et nous étions heureux de respirer la brise fraîche du soir.
Lettie travaillait. Pauvre enfant, bien qu’elle ne dit jamais mot, elle se languissait manifestement de la longue absence de George. Harry était penché à la fenêtre, étudiant l’effet de la lumière du soir sur les fruits en fleurs qui étaient merveilleusement précoces et abondants, la saison étant si douce. J’étais assis à table, près de la lampe, et je lisais le journal.
Soudain, un froid glacial envahit la pièce. Ce n’était pas un coup de vent froid, car le rideau de la fenêtre ouverte n’avait pas bougé d’un pouce. Mais une froidure mortelle emplit la pièce – elle arriva et disparut en un instant. Lettie frissonna, comme moi, de cette sensation de froid intense.
Elle leva les yeux. “Comme il a fait curieusement froid tout d’un coup », dit-elle.
“Voila un avant-goût du climat polaire de notre pauvre George », dis-je en souriant.
Au même moment, je jetai instinctivement un regard vers le portrait. Ce que je vis me frappa de stupeur. Une poussée de sang, d’une chaleur de fièvre, dissipa la sensation engourdissante de l’haleine glaciale qui avait semblé me geler.
J’ai dit que la lampe était allumée ; mais ce n’était que pour que je puisse lire confortablement, car le crépuscule violet était encore plein du soleil couchant et la pièce n’était pas sombre. Mais en regardant le tableau, je constatai qu’il avait subi une étrange altération. Cela était parfaitement net. Ce n’était pas une hallucination inventée pour l’œil par le cerveau.
Je voyais, à la place de la tête de Georges, un crâne grimaçant ! Je le regardai fixement, mais ce n’était pas une illusion. Je voyais les orbites creuses, les dents luisantes, les pommettes sans chair – c’était le visage de la mort !
Sans dire un mot, je me levai de ma chaise et marchai droit vers le tableau. A mesure que je m’approchais, une sorte de brume semblait se lever devant lui ; et lorsque je fus tout près, je ne vis plus que le visage de Georges. Le crâne spectral avait disparu.
“Pauvre George », dis-je sans réfléchir.
Lettie leva les yeux. Le ton de ma voix l’avait alarmée, et mon expression n’avait rien pour la rassurer.
“Qu’est-ce que tu veux dire ? As-tu appris quelque chose ? Oh, Robert, par pitié, dis-moi !”
Elle se leva, s’approcha de moi et, posant ses mains sur mon bras, leva les yeux vers mon visage d’un air implorant.
“Non, ma chère, comment aurais-je pu apprendre quoi que ce fût ? Seulement, je ne puis m’empêcher de penser aux privations et aux difficultés qu’il doit éprouver. Le froid m’y a fait penser…”
“Froid ! » dit Harry, qui avait, à ce moment-là, quitté la fenêtre. “Froid ! Mais de quoi parlez-vous ? Froid, un soir comme celui-ci ! Vous devez avoir attrapé une petite fièvre, je crois.”
“Lettie et moi avons ressenti un froid glacial il y a une minute ou deux. Vous ne l’avez pas perçu ?”
“Pas du tout, et comme j’étais penché à la fenêtre, c’est moi, entre tous, qui aurais dû le remarquer.”
C’était curieux, mais ce froid étrange n’avait été ressenti qu’à l’intérieur de la chambre. Ce n’était pas le vent du soir, mais un souffle surnaturel lié à l’effrayante apparition que j’avais observée. C’était, en effet, le froid de l’hiver polaire – l’ombre glaciale du Nord gelé.
« Quel jour du mois sommes-nous, Harry ?” demandai-je.
“Aujourd’hui, le 23, je crois”, répondit-il, puis il ajouta en prenant le journal que je lisais : « Oui, c’est bien ça. Mardi 23 février, si le Daily News dit vrai, ce que je suppose. Les journaux peuvent se permettre de dire la vérité sur les dates, à défaut de le faire sur l’art.” L’un des tableaux de Harry avait été étrillé par le critique d’un journal du matin quelques jours auparavant, et il était un peu en colère contre le journalisme en général.
Lettie quitta la pièce et je racontai à Harry ce que j’avais vu et ressenti, en lui demandant de noter la date, car je craignais qu’un malheur ne soit arrivé à George.
“Je vais noter cela dans mon calepin, Bob. Mais Lettie et toi avez dû avoir un peu froid, et c’est votre estomac ou votre imagination qui vous a induit en erreur – l’un et l’autre sont la même chose, tu sais. Du reste, en ce qui concerne le tableau, il n’y a là rien de particulier ! Il y a un crâne, bien sûr. Comme le dit Tennyson :
“Tout visage, aussi plein soit-il,
rembourré de chair et de graisse,
n'est que le modèle d'un crâne.”
Le crâne est là… tout comme, dans tout bon modèle, le nu est là, sous les costumes. Vous pensez que c’est une simple couche de peinture. Rien de tel ! L’art vit, monsieur ! C’est tout autant une vraie tête que la vôtre, avec tous ses muscles et ses os, exactement la même chose. C’est ce qui fait la différence entre l’art et la camelote.”
C’était la théorie préférée de Harry, qui n’était pas encore passé du stade de rêveur au stade de travailleur. Comme je n’avais pas envie de discuter avec lui, je laissai tomber le sujet après que nous ayons noté la date dans nos carnets. Lettie me fit savoir par un mot qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle était allée se coucher. Mon épouse descendit et me demanda ce qu’il s’était passé. Elle était en haut avec les enfants et était allée voir comment allait Lettie.
“Je pense qu’il était très imprudent de rester assis devant la fenêtre ouverte, mon chéri. Je sais que les soirées sont chaudes, mais l’air nocturne est parfois frais – en tout cas, Lettie semble avoir attrapé un violent rhume, car elle frissonne beaucoup. Je crains qu’elle n’ait pris froid avec les fenêtres ouvertes.”
Je ne lui dis rien sur le moment, si ce n’est que Lettie et moi avions ressenti un froid soudain ; je ne tenais pas à me lancer de nouveau dans une explication, car je voyais bien que Harry était enclin à se moquer de moi d’être si superstitieux.
Le soir, cependant, dans notre chambre, je racontai à mon épouse ce qu’il s’était passé, et quelles étaient mes appréhensions. Elle fut si bouleversée et alarmée que je regrettai presque de mes aveux.
Le lendemain matin, Lettie allait mieux et, comme nul ne fit référence aux bouleversements de la nuit précédente, nous semblions tous avoir oublié l’évènement.
Mais depuis ce jour, je redoutais toujours, au fond de moi, l’arrivée d’une mauvaise nouvelle. Et elle arriva finalement, comme je m’y attendais.
Un matin, alors que je descendais pour prendre mon petit-déjeuner, on frappa à la porte et Harry fit son apparition. C’était une visite très matinale de sa part, car il avait l’habitude de passer ses matinées à l’atelier, et de nous rendre visite le soir en rentrant chez lui.
Il était pâle et agité.
“Lettie n’est pas encore descendue, n’est-ce pas ? » demanda-t-il ; puis, avant que je ne puisse répondre, il ajouta une autre question :
« Quel journal recevez-vous ?”
“Le Daily News », répondis-je. “Pourquoi ?”
“Elle n’est pas descendue ?”
“Non.”
“Dieu merci ! Regarde !”
Il sortit un journal de sa poche et me le donna, en me montrant un court paragraphe au bas d’une des colonnes.
J’avais compris ce qu’il s’était passé dès qu’il avait parlé de Lettie.
Le paragraphe était intitulé » Accident mortel pour l’un des officiers du navire d’expédition Pioneer « . Il indiquait que l’Amirauté avait reçu des nouvelles signalant que l’expédition n’avait pas réussi à retrouver les équipages disparus, mais qu’elle avait trouvé leurs traces. Le manque de provisions et de produits de première nécessité les avait contraints à rebrousser chemin sans suivre ces traces, mais le commandant était impatient, dès que le navire pourrait être rééquipé, de repartir et de reprendre la piste là où il l’avait laissée. Un accident malheureux l’avait privé de l’un de ses officiers les plus prometteurs, le lieutenant Mason, qui était tombé du haut d’un iceberg et s’était tué lors d’une chasse avec le chirurgien. Il était aimé de tous, et sa mort avait attristé la vaillante petite troupe d’explorateurs.
“Ce n’est pas dans le Daily News d’aujourd’hui, Dieu merci, Bob”, dit Harry, qui était allé chercher notre journal pendant que je lisais celui qu’il avait apporté. “Mais tu devras rester vigilant pendant quelques jours et ne pas laisser Lettie lire le journal quand cela paraîtra, puisqu’il est certain que cela se produira tôt ou tard.”
Alors nous nous regardâmes tous les deux, les larmes aux yeux. “Pauvre George!–pauvre Lettie ! » soupirâmes-nous doucement.
“Mais il faut bien qu’on le lui dise un jour ou l’autre ?” fis-je avec désespoir.
“Je suppose que oui”, dit Harry, “mais cela la tuerait de le lui annoncer soudainement. Où est ta femme ?”
Elle était avec les enfants, mais je montais la chercher et lui annonçai la nouvelle.
Elle eut beaucoup de mal à cacher son émotion, mais le fit pour le bien de Lettie. Cependant, les larmes coulaient en dépit de ses efforts.
“Comment trouverai-je jamais le courage de le lui dire ?” demanda-t-elle. « Chut ! » dit Harry, qui saisit soudain son bras et regarda vers la porte.
Je me retournai. Lettie était là, le visage pâle comme la mort, les lèvres écartées et le regard aveugle. Elle était entrée sans que nous l’ayons entendue. Nous ne sûmes jamais ce qu’elle avait entendu, mais cela avait été suffisant pour lui apprendre le pire. Nous nous précipitâmes tous vers elle, mais elle nous fit signe de nous éloigner, se retourna et remonta à l’étage sans dire un mot. Mon épouse se hâta de monter après elle et la trouva à genoux près de son lit, inconsciente.
On fit venir le médecin, qui lui administra rapidement des reconstituants. Elle revint à elle, mais le choc la laissa dangereusement malade pendant plusieurs semaines.
Environ un mois après qu’elle fut suffisamment remise pour quitter sa chambre, je lus dans le journal l’annonce de l’arrivée du Pioneer. La nouvelle n’avait d’intérêt pour aucun d’entre nous, aussi n’en parlai-je pas. La simple mention du nom du navire aurait fait souffrir la pauvre fille.
Un après-midi, peu de temps après, alors que j’écrivais une lettre, on frappa à la porte d’entrée. Je relevai la tête et écoutai, car la voix qui demanda après moi me parut étrange, mais pas tout à fait inconnue. Comme je levai les yeux, me demandant qui pouvait bien être cette personne, mon regard se posa par hasard sur le portrait du pauvre George. Etais-je en train de rêver, ou étais-je éveillé ?
Je vous ai dit que l’une des mains du portrait était posée sur une épée. Je voyais maintenant distinctement que l’index était levé, comme pour me mettre en garde. Je regardais attentivement, pour m’assurer que ce n’était pas un rêve, et je perçus alors, se détachant clairement sur le visage pâle, deux grosses gouttes, comme du sang.
Je m’approchai du portrait, m’attendant à ce que l’apparition s’évanouisse, comme le crâne auparavant. Elle ne disparut pas, mais le doigt levé se transforma en une petite mite blanche posée sur la toile. Les gouttes rouges étaient fluides, et certainement pas du sang, bien que je ne sus leur trouver d’explication sur le moment.
Le papillon de nuit semblait être dans un état de torpeur, je l’ôtai donc du tableau et le plaçai sous un verre à vin renversé sur la cheminée. Tout cela pris moins de temps à faire qu’à décrire. Comme je me détournais de la cheminée, la domestique apporta une carte, disant que le gentleman attendait dans le hall pour savoir si je voulais le voir.
Sur la carte figurait le nom de « Vincent Grieve, du navire d’exploration Pioneer« .
“Dieu merci, Lettie est sortie « , pensai-je, avant d’ajouter à voix haute à la domestique : « Faites-le entrer ; et Jane, si votre maîtresse et Miss Lettie rentrent avant que le gentleman ne soit parti, dites-leur que je suis avec quelqu’un pour affaires et que je ne souhaite pas être dérangé.”
J’allais à la porte pour accueillir Grieve. Au moment où il franchissait le seuil, et avant qu’il n’ait pu voir le portrait, il s’arrêta et frissonna. Son visage devint blanc, jusqu’à ses lèvres fines.
“Cachez ce tableau avant que j’entre », dit-il précipitamment, à voix basse. “Vous vous souvenez de l’effet qu’il produit sur moi. Maintenant, avec le souvenir du pauvre Mason, ce serait pire que jamais.”
Je pouvais mieux comprendre ses sentiments maintenant que la première fois, car j’en étais venu à regarder le tableau avec une certaine crainte moi-même. Je pris donc la nappe d’une petite table ronde qui se trouvait sous la fenêtre et la suspendis au-dessus du portrait.
Ceci fait, Grieve entra. Il était très altéré. Il était plus maigre et plus pâle que jamais, les joues et les yeux creux. Il s’était aussi curieusement voûté, et ses yeux avaient perdu leur air rusé, remplacé par un regard de terreur, comme celui d’une bête traquée. Je remarquai qu’il regardait de côté à chaque instant, inconsciemment. On eut dit qu’il entendait quelqu’un derrière lui.
Je n’avais jamais aimé cet homme, mais maintenant j’éprouvais pour lui une répugnance insurmontable – une répugnance si grande que, en y pensant, j’étais heureux que l’incident du tableau, à sa demande, m’ait permis de ne pas lui serrer la main.
Je sentais que je ne pouvais pas lui parler autrement que froidement ; en fait, je devais lui parler avec une franchise douloureuse.
Je lui dis que, bien sûr, j’étais heureux de le voir de retour, mais que je ne pouvais pas lui demander de continuer à nous rendre visite. Je serais heureux d’entendre les détails de la mort du pauvre George, mais je ne pouvais pas le laisser voir ma sœur, et je fis allusion, aussi délicatement que possible, à l’inconvenance dont il s’était rendu coupable lors de sa dernière visite.
Il prit tout cela très calmement, ne poussant qu’un long soupir las lorsque je le priai de ne pas revenir. Il avait l’air si faible et si malade que je me sentis obligé de lui proposer de prendre un verre de vin – une offre qu’il sembla accepter avec grand plaisir.
Je sortis le sherry et les biscuits et les plaçai sur la table entre nous. Il prit un verre et le but avec avidité.
Ce n’est pas sans difficulté que je pus l’amener à me parler de la mort de George. Il me raconta, avec une réticence évidente, comment ils étaient sortis pour tirer un ours blanc qu’ils avaient repéré sur un iceberg échoué le long de la côte. Le sommet de l’iceberg était strié comme le toit d’une maison et descendait d’un côté jusqu’au bord d’un énorme précipice en surplomb. Ils avaient grimpé le long de la crête afin de s’approcher du gibier, lorsque George s’aventura imprudemment sur le côté incliné.
“Je l’ai appelé“, dit Grieve, “et je l’ai supplié de revenir, mais trop tard. La surface était aussi lisse et glissante que du verre. Il essaya de faire demi-tour, mais glissa et tomba. Et c’est alors que commence une scène horrible. Lentement, lentement, mais avec des mouvements de plus en plus rapides, il commença à glisser vers le bord. Il n’y avait rien à quoi s’accrocher – aucune irrégularité ou saillie sur la surface lisse de la glace. J’arrachai mon manteau et, l’attachant à la hâte à la crosse de mon arme, je poussai cette dernière vers lui, mais elle n’était pas assez longue. Avant que j’aie pu l’allonger en y attachant ma cravate, il avait glissé encore plus loin, et plus vite. Je criai d’angoisse, mais personne ne m’entendit.
Lui aussi vit que son sort était scellé ; il ne put que me dire de vous faire ses derniers adieux, et… et de les lui faire parvenir… » – Ici la voix de Grieve se brisa – « et tout était fini ! Il s’accrocha instinctivement au bord du précipice pendant une seconde, et disparut ! ».
Au moment où Grieve prononçait ces derniers mots, sa mâchoire s’effondra ; ses globes oculaires semblaient prêts à sortir de sa tête ; il se leva d’un bond, désigna quelque chose derrière moi, puis, levant les bras, tomba en poussant un cri, comme si on lui avait tiré dessus. Il était saisi d’une crise d’épilepsie.
Je regardai instinctivement derrière moi alors que je me précipitais pour le soulever du sol. L’étoffe était tombée du tableau où le visage de George, rendu plus pâle que jamais par les éclats de rouge, regardait sévèrement vers le bas.
Je sonnai la cloche. Heureusement, Harry était rentré et, lorsque la domestique lui expliqua ce qu’il se passait, il entra et m’aida à ranimer Grieve. Bien sûr, je recouvris à nouveau le tableau.
Lorsqu’il redevint tout à fait lui-même, Grieve me dit qu’il était sujet à des crises occasionnelles.
Il semblait très désireux de savoir s’il avait dit ou fait quelque chose d’extraordinaire pendant sa crise, et parut rassuré lorsque je lui répondis que non. Il s’excusa pour les ennuis qu’il avait causés et ajouta que dès qu’il serait assez remis, il prendrait congé. Disant cela, il s’appuyait sur la cheminée. La petite mite blanche attira son attention.
“Vous avez donc reçu quelqu’un d’autre du Pioneer avant moi ? » dit-il nerveusement.
Je répondis par la négative et lui demandai ce qui lui faisait penser cela.
“Ce petit papillon blanc ne se trouve jamais sous des latitudes aussi méridionales. C’est l’un des derniers signes de vie vers le nord. Où l’avez-vous trouvé ?”
“Je l’ai attrapé ici, dans cette pièce », répondis-je.
“C’est très étrange. Je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose auparavant. Nous entendrons bientôt parler d’averses de sang que je ne serais pas surpris.”
“Que voulez-vous dire ?” demandai-je.
“Oh, ces petites bêtes émettent de petites gouttes d’un liquide rougeâtre à certaines périodes, et parfois si abondamment que les superstitieux pensent qu’il s’agit d’une pluie de sang. J’ai vu la neige fort tachée par endroits. Prenez-en soin, c’est une rareté dans le sud ».
Je remarquai après son départ, qui fut presque immédiat, qu’il y avait une goutte de liquide rouge sur le marbre sous le verre à vin. La tache de sang sur le tableau était expliquée, mais comment la mite est-elle arrivée ici ?
Et il y avait une autre chose étrange à propos de cet homme, dont j’avais à peine pu m’assurer dans la pièce, où les lumières se croisaient, mais sur laquelle il n’y avait pas d’erreur possible, lorsque je le vis s’éloigner dans la rue.
“Harry, ici… vite !” J’appelai mon frère, qui s’approcha aussitôt de la fenêtre. “Toi qui es un artiste, dis-moi, y a-t-il quelque chose d’étrange chez cet homme ?”
“Non, rien que je puisse voir », dit Harry, mais soudain, sur un ton différent, il ajouta : « Oui, il y a quelque chose. Parbleu, il a une ombre double !”
C’était l’explication de ses regards en biais, de sa démarche voûtée. Il y avait toujours quelque chose à ses côtés, que personne ne pouvait voir, mais qui était une ombre.
Il se retourna et nous vit à la fenêtre. Immédiatement, il traversa la chaussée pour rejoindre le bord ombragé de la rue. Je racontai à Harry tout ce qui s’était passé, et nous convînmes qu’il valait mieux ne pas souffler mot à Lettie.
Deux jours plus tard, lorsque je revins d’une visite à l’atelier de Harry, je trouvai toute la maison dans la confusion.
Lettie m’apprit que pendant que ma femme était à l’étage, Grieve avait appelé, n’avait pas attendu que la domestique l’annonce, mais était entré directement dans la salle à manger, où Lettie était assise.
Elle remarqua qu’il évitait de regarder le tableau et que, pour être sûr de ne pas le voir, il s’était assis sur le sofa juste en dessous. Il avait alors, malgré les remontrances furieuses de Lettie, renouvelé son offre d’amour, renchérissant finalement en lui assurant que le pauvre George, dans son dernier souffle, l’avait imploré de venir la chercher, de veiller sur elle et de l’épouser.
“J’étais si indignée que je ne sus que lui répondre”, dit Lettie. “Tout à coup, au moment où il prononçait ces derniers mots, il y eut un bruit, comme celui d’une guitare qui se brise – et – je ne sais comment décrire cela – le portrait tomba, et le coin du lourd cadre le frappa à la tête, lui ouvrant le crâne et le laissant inconscient.” Ils l’avaient porté à l’étage, à la demande du médecin que ma femme avait immédiatement envoyé chercher en apprenant ce qui s’était passé. Grieve était couché sur le divan de mon dressing-room, où j’allai le voir. J’avais l’intention de lui reprocher d’être venu à la maison, malgré mon interdiction, mais je le trouvai délirant. Le médecin dit que c’était un cas étrange ; car, bien que le coup ait été violent, il était à peine suffisant pour expliquer les symptômes de la fièvre cérébrale. Quand il apprit que Grieve venait juste de rentrer du Grand Nord à bord du Pioneer, il déclara qu’il était possible que les privations et les difficultés aient affecté sa constitution et semé les germes de la maladie.
Nous fîmes venir une infirmière, qui devait veiller sur lui, selon les instructions du médecin.
La suite de mon histoire est vite racontée. Au milieu de la nuit, je fus réveillé par un grand cri. J’enfilai mes vêtements et me précipitai hors de mes appartements. L’infirmière tenait Lettie dans ses bras, évanouie. Nous la portâmes dans sa chambre, puis l’infirmière nous expliqua le mystère.
Il semble que vers minuit, Grieve se soit assis dans son lit et ait commencé à parler. Et il dit des choses si terribles que l’infirmière s’alarma. Elle fut d’autant moins rassurée qu’elle s’aperçut que la lumière de son unique bougie projetait sur le mur ce qui semblait être deux ombres du malade.
Terrifiée au-delà de toute mesure, elle s’était glissée dans la chambre de Lettie et lui avait confié ses craintes ; et Lettie, qui était une fille courageuse et serviable, s’était habillée et avait proposé de venir veiller avec elle.
Elle aussi vit l’ombre double, mais ce qu’elle entendit fut bien plus terrible.
Grieve était assis dans son lit, regardant fixement la silhouette invisible à laquelle appartenait l’ombre. D’une voix tremblante d’émotion, il suppliait l’esprit qui le hantait de le quitter et lui demanda de le pardonner.
« Vous savez que le crime n’était pas prémédité. C’est une soudaine tentation du diable qui m’a poussé à porter le coup et à vous jeter dans le précipice. C’est le diable qui m’a tenté avec le souvenir de son visage exquis, de l’amour tendre qui aurait pu être le mien, mais était pour vous. Mais elle ne veut pas m’écouter. Voyez, elle se détourne de moi, comme si elle savait que je suis votre meurtrier, George Mason !
Lettie répéta dans un murmure horrifié cette terrible confession.
Je comprenais tout maintenant ! Comme j’étais sur le point de révéler à Lettie les nombreuses choses étranges que je lui avais cachées, l’infirmière, qui était allée voir son patient, revint en courant, alarmée.
Vincent Grieve avait disparu. Dans son délire, il s’était levé, avait ouvert la fenêtre et avait sauté. Deux jours plus tard, son corps était retrouvé dans la rivière.
Un rideau est maintenant suspendu devant le portrait du pauvre George, bien qu’il ne soit plus lié à aucune merveille surnaturelle ; et jamais, depuis la nuit de la mort de Vincent Grieve, nous n’avons vu quoi que ce fût de cette présence obsédante et des plus mystérieuses – l’Ombre d’une Ombre.
FIN de
L’ombre d’une ombre, de Tom Hood.