W. W. Jacobs
Temps de lecture : 23 minutes
Deux hommes bavardaient dans la salle de billard d’une ancienne maison de campagne. La partie, qui s’était déroulée sans enthousiasme, était terminée. Ils s’étaient assis devant une fenêtre ouverte et bavardaient en regardant le parc qui s’étendait à leurs pieds.
« C’en est bientôt fini pour toi, Jem », dit l’un d’eux. «Dans six semaines, tu bailleras d’ennui en maudissant l’homme – la femme, je veux dire – qui a inventé les lunes de miel. »
Jem Benson étira ses longs membres dans son fauteuil et grogna en signe de désaccord.
« Je n’ai jamais compris ce truc », poursuit Wilfred Carr en baillant. « Cela me dépasse complètement ; je n’ai jamais eu assez d’argent pour subvenir à mes propres besoins, et encore moins à ceux de deux personnes. Peut-être que si j’étais aussi riche que toi, ou que Crésus, je verrais les choses différemment ».
Il y avait juste assez de sens dans la dernière partie de cette remarque pour que son cousin s’abstienne d’y répondre. Il continuait à regarder par la fenêtre et à fumer lentement.
« N’étant pas aussi riche que Crésus – ou que toi », reprit Carr en le scrutant, les paupières basses, « je descends le cours du Temps dans mon propre canoë et, l’attachant aux montants des portes de mes amis, j’entre pour manger leurs dîners. »
« C’est fort vénitien », dit Jem Benson, qui regardait toujours par la fenêtre. « Cela t’est plutôt profitable, Wilfred, d’avoir ces montants de porte et ces dîners – et ces amis. »
Carr grogna à son tour. « Sérieusement, Jem, dit-il lentement, tu as de la chance, beaucoup de chance. S’il existe une fille plus parfaite qu’Olive, j’aimerais la voir. »
« Oui », dit l’autre calmement.
« C’est une fille tellement exceptionnelle », poursuivit Carr en regardant par la fenêtre. « Elle est si bonne et si douce. Elle pense que tu es un bouquet de toutes les vertus. »
Il rit franchement, joyeusement, mais l’autre ne se joignit pas à lui. « Elle a un sens aigu du bien et du mal, cependant », poursuivit Carr, d’un air songeur. « Tu sais, je crois que si elle venait à découvrir que tu n’es pas -»
« Pas quoi ?» demanda Benson, se tournant violemment vers lui, « Pas quoi ?»
« Tout ce que tu es », répondit son cousin avec un sourire qui démentait ses paroles, « je crois qu’elle te laisserait tomber. »
« Parlons d’autre chose », dit Benson lentement ; « tes plaisanteries ne sont pas toujours du meilleur goût. »
Wilfred Carr se leva et, prenant une queue de billard, se pencha sur la table et pratiqua un ou deux de ses coups préférés. « Le seul autre sujet dont je puisse parler en ce moment est ma propre situation financière », dit-il lentement en faisant le tour de la table.
« Parle d’autre chose », répéta Benson sans ménagement.
« Et les deux choses sont liées », dit Carr qui, laissant tomber sa queue, s’assit à demi sur la table et regarda son cousin.
Il y eut un long silence. Benson jeta le bout de son cigare par la fenêtre et, se penchant en arrière, ferma les yeux.
« Tu me suis ? » demanda Carr.
Benson ouvrit les yeux et fit un signe de tête vers la fenêtre.
« Et mon cigare, tu veux le suivre ? » demanda-t-il.
« Je préférerais partir par le chemin habituel, dans ton intérêt », répondit l’autre, nullement décontenancé. « Si je sortais par la fenêtre, on me poserait toutes sortes de questions, et tu sais combien je suis bavard.»
« Tant que tu ne parles pas de mes affaires », répondit l’autre, se contenant au prix d’un effort évident, « tu peux parler à tort et à travers ».
« Je suis dans le pétrin », dit Carr, lentement, « dans le pétrin. Si je ne réunis pas mille cinq cents dollars d’ici quinze jours, je suis bon pour être logé et nourri aux frais de la justice. »
« Cela changerait-il quelque chose ? » demanda Benson.
« La qualité, oui », rétorqua l’autre. « L’adresse non plus ne serait pas bonne. Sérieusement, Jem, me donnerais-tu les quinze cents ? »
« Non », répondit l’autre simplement.
Carr pâlit. « C’est pour me sauver de la ruine », dit-il d’une voix lourde.
« Je t’ai aidé jusqu’à l’épuisement », dit Benson en se tournant vers lui et en le fixant, « et tout cela ne sert à rien. Si tu t’es mis dans le pétrin, sors-t-en. Tu aimes un peu trop donner tes autographes. »
« C’est idiot, je l’admets », dit Carr, délibérément. « Je ne le ferai plus. D’ailleurs, j’en ai quelques-uns à vendre. Pas besoin de ricaner. Ce ne sont pas les miens. »
« A qui appartiennent-ils ? » demanda l’autre.
« Ce sont les tiens. »
Benson se leva de sa chaise et s’approcha de lui. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-il à voix basse. « Du chantage ? »
« Appelle-ça comme tu veux », dit Carr. « J’ai des lettres à vendre, au prix de mille cinq cents dollars. Et je connais un homme qui les achèterait à ce prix pour la seule opportunité de te ravir Olive. Je te fais la première offre. »
« Si tu as des lettres portant ma signature, aie l’obligeance de me les rendre », dit Benson, très lentement.
« Elles sont à moi », dit Carr avec légèreté ; « elles m’ont été données par la dame à qui tu les as écrites. Je dois dire qu’elles ne sont pas toutes du meilleur goût. »
Son cousin s’avança brusquement et, l’attrapant par le col de son manteau, le plaqua sur la table.
« Donne-moi ces lettres », souffla-t-il en approchant son visage de celui de Carr.
« Elles ne sont pas ici », dit Carr en se débattant. « Je ne suis pas idiot. Laisse-moi partir, ou j’augmente le prix. »
L’autre homme le souleva de ses mains puissantes, avec l’intention apparente de lui écraser la tête contre la table. Puis, soudain, son emprise se relâcha tandis qu’une domestique, l’air étonnée, entrait dans la pièce avec du courrier. Carr se leva précipitamment.
« C’est ainsi que les choses se sont passées », dit Benson à l’intention de la jeune fille tout en prenant les lettres.
« Je ne m’étonne pas que l’autre l’ait fait payer, alors », dit Carr d’un ton calme.
« Tu me donneras ces lettres ? » dit Benson d’un ton suggestif, alors que la jeune fille quittait la pièce.
« Au prix que j’ai indiqué, oui, répondit Carr ; mais sur ma vie, si tu poses encore tes mains maladroites sur moi, je double le prix. Maintenant, je vais te laisser un peu de temps pour réfléchir. »
Il prit un cigare dans la boîte et, l’allumant avec précaution, quitta la pièce. Son cousin attendit que la porte se referme derrière lui, puis, se tournant vers la fenêtre, s’assit dans une fureur aussi silencieuse que terrible.
L’air du parc était frais et doux, chargé de l’odeur de l’herbe fraîchement coupée. Le fumet d’un cigare s’y ajoutait maintenant et, jetant un coup d’œil dehors, il aperçut son cousin qui marchait lentement. Il se leva et se dirigea vers la porte, puis, semblant changer d’avis, il retourna à la fenêtre et observa la silhouette qui s’éloignait calmement au clair de lune. Alors il se leva à nouveau et, longtemps, la pièce resta vide.
* * * * *
La pièce était toujours vide lorsque Mme Benson vint, un peu plus tard, souhaiter bonne nuit à son fils en allant se coucher. Elle fit doucement le tour de la table et, s’arrêtant devant la fenêtre, contempla le parc d’un air pensif. Elle aperçut alors la silhouette de son fils qui revenait à grands pas vers la maison. Il leva les yeux vers la fenêtre.
« Bonne nuit », dit-elle.
« Bonne nuit », dit Benson d’une voix grave.
« Où est Wilfred ? »
« Oh, il est parti », dit Benson.
« Parti ? »
« Nous avons eu quelques mots ; il voulait encore de l’argent et je lui ai dit ce que j’en pensais. Je ne crois pas que nous le reverrons. »
« Pauvre Wilfred ! soupira Mme Benson. « Il s’empêtre toujours toutes sortes d’ennuis. J’espère que tu n’as pas été trop dur avec lui. »
« Pas plus qu’il ne le méritait », dit son fils d’un ton sévère. « Bonne nuit. »
II.
Le puits, qui avait depuis longtemps été abandonné, était presque entièrement caché par l’épais enchevêtrement de broussailles qui envahissait cette partie du vieux parc. Il était en partie recouvert par un demi couvercle abîmé, au-dessus duquel un guindeau rouillé grinçait de concert avec le bruit des pins lorsque le vent soufflait fort. La pleine lumière du soleil ne l’atteignait jamais, et le sol qui l’entourait était humide et vert alors même que d’autres parties du parc étaient noyées de chaleur.
Deux personnes qui se promenaient à pas lents dans le parc, dans le calme parfumé d’une soirée d’été, s’égarèrent en direction du puits.
« Inutile de traverser ce recoin sauvage, Olive », dit Benson, en s’arrêtant à la lisière des pins et en regardant avec un certain dégoût l’obscurité qui régnait au-delà.
« La meilleure partie du parc », répondit vivement la jeune fille. « Vous savez que c’est mon endroit préféré. »
« Je sais que vous aimez beaucoup vous asseoir sur la margelle, dit lentement l’homme, et je souhaiterais que vous ne le fassiez pas. Un jour, vous vous pencherez trop en arrière et vous tomberez à l’eau. »
« Et je ferai connaissance avec la Vérité », dit Olive avec légèreté. « Venez. »
Elle s’éloigna de lui en courant et se perdit dans l’ombre des pins, les fougères craquant sous ses pieds. Son compagnon la suivit lentement et, émergeant de l’obscurité, la vit se tenir délicatement au bord du puits, les pieds cachés dans les herbes folles et les orties qui l’entouraient. Elle fit signe à son compagnon de s’asseoir à ses côtés et sourit doucement lorsqu’elle sentit un bras puissant passer autour de sa taille.
« J’aime cet endroit », dit-elle en rompant un long silence, « il est si lugubre, si étrange. Vous savez que je n’oserais pas m’asseoir ici toute seule, Jem. Je m’imaginerais que toutes sortes de choses affreuses sont cachées derrière les buissons et les arbres, attendant de jaillir sur moi. Pouah ! »
« Vous feriez mieux de me laisser vous ramener à l’intérieur », dit tendrement son compagnon ; « le puits n’est pas toujours salubre, surtout par cette chaleur. Venez. »
La jeune fille fit une petite moue de refus et s’installa plus solidement sur son siège.
« Fumez votre cigare en paix », dit-elle doucement. « Je suis fort bien assise ici pour une discussion tranquille. A-t-on des nouvelles de Wilfred ? »
« Rien. »
« Une disparition plutôt surprenante, n’est-ce pas ? » poursuivit-elle. « Une autre embrouille, je suppose, et bientôt une autre lettre pour vous, toujours dans la même veine : ‘Cher Jem, aide-moi à me tirer de là’. »
Jem Benson souffla un nuage de fumée odorante dans l’air et, tenant son cigare entre les dents, brossa la cendre qui était tombée sur les manches de son manteau.
« Je me demande ce qu’il ferait sans vous », dit la jeune fille en lui pressant affectueusement le bras. « Je suppose qu’il se serait évanoui dans la nature depuis longtemps. Quand nous serons mariés, Jem, je me chargerai de lui faire la leçon. Il est extravagant, mais il a ses bons côtés, le pauvre. »
« Je ne les ai jamais vus », dit Benson avec une surprenante amertume. « Dieu sait que je ne les ai jamais vus. »
« Il n’est l’ennemi de personne d’autre que lui-même », dit la jeune fille, surprise par cet accès de colère.
« Vous ne savez pas grand-chose de lui », dit l’autre avec brusquerie. « Il n’avait pas peur du chantage ; peu lui importait de ruiner la vie d’un ami pour son propre bénéfice. C’était un tire-au-flanc, un malotru et un menteur ! »
La jeune fille leva les yeux vers lui d’un air sérieux mais timide, et prit son bras sans un mot. Ils restèrent tous deux silencieux pendant que le soir devenait nuit et que les rayons de la lune, à travers les branches, les entouraient d’une toile argentée. La tête de la jeune fille s’enfonça dans l’épaule du jeune homme, jusqu’à ce que, soudain, elle se lève en poussant un cri aigu.
« Qu’est-ce que c’était ? » s’écria-t-elle dans un souffle.
« Que s’est-il passé ? » demanda Benson en se levant et en l’agrippant fermement par le bras.
Elle reprit son souffle et essaya de rire.
« Vous me faites mal, Jem. »
Son emprise se relâcha.
« Quel est le problème ? » demanda-t-il doucement. « Qu’est-ce qui vous a fait sursauter ? »
« J’ai été surprise », dit-elle lentement, en posant ses mains sur son épaule. Je suppose que les mots que j’ai employés tout à l’heure résonnent dans mes oreilles, mais j’ai cru que quelqu’un derrière nous avait murmuré : « Jem, aide-moi à sortir de là ».
« Curieux » répétait Benson, et sa voix tremblait ; « mais ces fantaisies ne vous font aucun bien. Vous avez peur de l’obscurité et de la noirceur de ces arbres. Laissez-moi vous ramener à la maison. »
« Non, je n’ai pas peur », dit la jeune fille en se redressant. « Je n’aurais jamais peur de quoi que ce soit tant que vous serez avec moi, Jem. Je m’étonne d’avoir été si bête. »
L’homme ne répondit pas, mais se tint debout, silhouette forte et sombre, à un mètre ou deux du puits, comme s’il attendait qu’elle le rejoigne.
« Venez vous asseoir, monsieur », s’exclama Olive en tapotant la maçonnerie de sa petite main blanche, « ou l’on pourrait croire que vous n’aimez pas ma compagnie.»
Il obéit lentement et s’assit à ses côtés, tirant si fort sur son cigare que la lumière lui en éclairait le visage à chaque bouffée. Il passa son bras, ferme et rigide comme l’acier, derrière elle, la main appuyée sur la maçonnerie.
« Avez-vous assez chaud ? » demanda-t-il tendrement lorsqu’elle fit un petit mouvement. « On ne devrait pas avoir froid à cette époque de l’année, mais il y a un air froid et humide qui monte du puits ».
Au moment où elle parlait, un léger clapotement se fit entendre dans les profondeurs et, pour la deuxième fois de la soirée, Olive bondit du puits en poussant un petit cri de consternation.
« Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Benson d’une voix effrayée. Il se tenait près d’elle et fixait le puits, comme s’il s’attendait à en voir sortir la cause de son affolement.
« Oh, mon bracelet, s’écria-t-elle effondrée, le bracelet de ma pauvre mère. Je l’ai laissé tomber dans le puits. »
« Votre bracelet ! » répéta Benson faiblement. « Votre bracelet ? Celui en diamant ? »
« Celui qui appartenait à ma mère », dit Olive. « Oh, nous pouvons sûrement le récupérer. Il faut faire pomper l’eau. »
« Votre bracelet ! » répéta Benson hébété.
« Jem, dit la jeune fille d’un ton terrifié, mon cher Jem, que se passe-t-il ? »
Car l’homme qu’elle aimait se tenait debout et la regardait avec horreur. La lumière de la lune, qui l’effleurait, n’était pas seule responsable de la blancheur de son visage déformé, et elle recula, effrayée, jusqu’au bord du puits. Il vit l’angoisse de sa compagne et, par un puissant effort, il recouvra son sang-froid et lui prit la main.
« Pauvre petite fille, murmura-t-il, tu m’as fait peur. Je ne regardais pas quand tu as crié, et j’ai cru que tu m’échappais et glissais, vers le fond… le fond… ».
Sa voix se brisa, et la jeune fille, se jetant dans ses bras, s’accrocha à lui convulsivement.
« Allons, allons, ne pleurez pas, ne pleurez pas », dit Benson avec tendresse.
« Demain », dit Olive, mi-riant, mi-pleurant, « nous viendrons tous autour du puits avec un hameçon et une ligne et nous pêcherons le bracelet. Ce sera un tout nouveau sport. »
« Non, il faut essayer autre chose », dit Benson. « Vous le récupérerez. »
« Comment ? » demanda la jeune fille.
« Vous verrez », dit Benson. « Demain matin au plus tard, vous le récupérerez. D’ici là, promettez-moi de ne parler de cela à personne. Promettez-moi. »
« Je vous le promets », dit Olive, étonnée. « Mais pourquoi ? »
« Il est d’une grande valeur, d’une part, et – mais il y a – il y a beaucoup de raisons. Pour commencer, il est de mon devoir à moi de vous le retrouver. »
« N’aimeriez-vous pas plonger pour le repêcher ? » demanda-t-elle malicieusement. « Ecoutez. »
Elle se baissa pour attraper une pierre et la laissa tomber.
« Imaginez que vous vous trouviez là-dedans maintenant, dit-elle en regardant dans le noir, imaginez que vous tourniez en rond comme une souris dans un seau, que vous vous accrochiez aux parois gluantes, que l’eau vous remplisse la bouche pendant que vous regardez le petit pan de ciel au-dessus de vous. »
« Vous feriez mieux de rentrer », dit Benson, très calmement. « Vous prenez goût au morbide et à l’horrible. »
La jeune fille se retourna et, prenant son bras, marcha lentement en direction de la maison ; Mme Benson, qui était assise sous le porche, se leva pour les recevoir.
« Vous n’auriez pas dû la laisser dehors si longtemps », dit-elle d’un ton irrité. « Où étiez-vous ?
« Assis sur le puits », répondit Olive en souriant, « en train de discuter de notre avenir. »
« Je ne trouve pas que cet endroit soit sain », dit Mme Benson avec insistance. « Je pense vraiment qu’il devrait être comblé, Jem. »
« C’est vrai », dit lentement son fils. « Dommage qu’il n’ait pas été comblé depuis longtemps. »
Il prit la chaise laissée vacante par sa mère qui était retournée à l’intérieur avec Olive et, les mains pendantes, resta assis à réfléchir. Au bout d’un moment, il se leva, monta dans une pièce réservée aux articles de sport, choisit une ligne de pêche et quelques hameçons et redescendit furtivement. Il traversa le parc en hâte en direction du puits, se retournant pour regarder les fenêtres éclairées de la maison avant d’entrer dans l’ombre des arbres. Puis, ayant arrangé sa ligne, il s’assit au bord du puits et l’abaissa avec précaution.
Il resta assis, les lèvres serrées, regardant de temps en temps autour de lui d’un air inquiet, comme s’il s’attendait à voir quelque chose l’épier depuis la ceinture d’arbres. Maintes fois, il abaissa sa ligne jusqu’à ce qu’enfin, en la remontant, il entende un petit tintement métallique contre la paroi du puits.
Il retint alors sa respiration et, oubliant ses craintes, remonta la ligne centimètre par centimètre, afin de ne pas perdre son précieux fardeau. Son pouls battait rapidement et ses yeux brillaient. Au fur et à mesure que la ligne remontait, il distinguait la prise accrochée à l’hameçon et, d’une main ferme, il tira à lui les derniers mètres de fil. Il s’aperçut alors qu’au lieu du bracelet, il avait accroché un trousseau de clés.
Il les fit retomber dans l’eau en poussant un faible cri, puis resta debout à respirer bruyamment. Aucun son ne venait troubler le calme de la nuit. Il marcha de long en large et étira ses muscles, puis il revint au puits et reprit sa tâche.
Pendant une heure ou plus, la ligne descendit sans résultat. Dans son empressement, il oublia ses craintes et, les yeux baissés vers le puits, il pêcha lentement et prudemment. Par deux fois, l’hameçon se prit dans quelque chose et fut difficilement libéré. Il s’y accrocha une troisième fois, et tous ses efforts furent vains. Il laissa alors tomber la ligne dans le puits et, la tête basse, se dirigea vers la maison.
Il se rendit d’abord dans les écuries situées à l’arrière, puis, se retirant dans sa chambre, il fit les cent pas. Enfin, sans se déshabiller, il se jeta sur le lit et s’endormit d’un sommeil agité.
III.
Bien avant que quiconque ne fut éveillé, il se leva et descendit doucement les escaliers. La lumière du soleil pénétrait par toutes les embrasures et traversait en longues traînées les pièces sombres. La salle à manger, dans laquelle il jeta un coup d’oeil, paraissait froide et triste dans la lumière jaune et sombre qui passait à travers les stores baissés. Il se souvint qu’elle avait le même aspect lorsque son père était mort dans la maison ; maintenant, comme alors, tout paraissait effroyable et irréel ; les chaises mêmes, qui se trouvaient là où leurs occupants les avaient laissées la nuit précédente, semblaient se livrer à une sombre conversation.
Lentement et sans bruit, il ouvrit la porte du hall et sortit dans l’air parfumé. Le soleil brillait sur l’herbe et les arbres trempés, et un brouillard blanc, qui s’évanouissait peu à peu, roulait comme de la fumée sur le terrain. Il resta un moment debout, respirant profondément l’air doux du matin, puis marcha à pas lents en direction des écuries.
Le grincement rouillé de la poignée d’une pompe et une éclaboussure d’eau sur la cour aux tuiles rouges indiquaient que quelqu’un d’autre était en train de s’activer. Quelques pas plus loin, il aperçut un homme costaud, aux cheveux sablonneux, qui haletait furieusement en activant la pompe.
« Tout est prêt, George ? demanda-t-il tranquillement.
« Oui, monsieur », répondit l’homme en se redressant brusquement et en se touchant le front. « Bob est en train de terminer les préparatifs à l’intérieur. C’est une belle matinée pour faire trempette. L’eau de ce puits doit être glacée. »
« Faites aussi vite que possible », dit Benson, impatient.
« Très bien, monsieur », dit George, en se frottant énergiquement le visage avec une toute petite serviette qui était suspendue au-dessus de la pompe. « Dépêche-toi, Bob. »
En réponse à son appel, un homme apparut à la porte de l’écurie, un rouleau de corde solide sur le bras et un grand chandelier en métal à la main.
« Juste pour contrôler l’air, monsieur », dit George, suivant le regard de son maître, « l’air d’un puits est parfois vicié, mais si une bougie peut y survivre, un homme le peut aussi ».
Son maître acquiesça, et l’homme, remontant précipitamment le col de sa chemise et enfonçant ses bras dans son manteau, le suivit tandis qu’il se dirigeait lentement vers le puits.
« Je vous demande pardon, monsieur, dit George en se rapprochant de lui, mais vous n’avez pas l’air très bien ce matin. Si vous me laissiez descendre, j’apprécierais le bain. »
« Non, non », dit Benson d’un ton péremptoire.
« Vous n’êtes pas en état de descendre, monsieur », persista son domestique. « Je ne vous ai jamais vu dans un tel état. Maintenant, si… »
« Occupez-vous de vos affaires », rétorqua sèchement son maître.
George resta silencieux et les trois hommes marchèrent jusqu’au puits d’un pas animé dans l’herbe longue et humide. Bob jeta la corde par terre et, sur un signe de son maître, lui tendit le chandelier.
« Voici le fil, monsieur », dit Bob en fouillant dans ses poches.
Benson le prit et l’attacha lentement au chandelier. Il plaça ensuite le chandelier sur le bord du puits et, craquant une allumette, il alluma la bougie et commença à la faire descendre lentement.
« Tenez ferme, monsieur », dit rapidement George en lui posant la main sur le bras, « il faut l’incliner, sinon la ficelle va brûler. »
Pendant qu’il parlait, le fil se rompit et le chandelier tomba dans l’eau.
Benson jura doucement.
« Je vais vous en trouver un autre », dit George en se levant.
« Peu importe, le puits est en bon état », dit Benson.
« Cela ne prendra qu’un instant, monsieur », dit l’homme par-dessus son épaule.
« Vous êtes le maître ici, ou c’est moi ? » dit Benson d’une voix rauque.
George revint lentement, un coup d’œil sur le visage de son maître arrêta toute protestation sur ses lèvres, et il resta à le regarder d’un air boudeur tandis que Benson s’asseyait sur la margelle et ôtait sa veste. Les deux hommes l’observèrent curieusement. Ses préparatifs terminés, il se tint debout, sombre et silencieux, les mains le long du corps.
« J’aimerais que vous me laissiez y aller, monsieur », dit George, trouvant le courage de s’adresser à lui. « Vous n’êtes pas en état, vous avez un rhume ou quelque chose comme ça. Je ne m’étonnerais pas que ce soit la typhoïde. Il y en a beaucoup au village. »
Benson le regarda un instant avec colère, puis son regard s’adoucit. « Pas cette fois, George », dit-il, calmement. Il prit l’extrémité de la corde, la plaça sous ses bras et, s’asseyant, passa une jambe par-dessus le rebord du puits.
« Comment allez-vous vous y prendre, monsieur ? » demanda George en se saisissant de la corde et en faisant signe à Bob d’en faire autant.
« J’appellerai quand j’atteindrai l’eau », dit Benson, “puis je ferai trois mètres de plus pour atteindre le fond”.
« Très bien, monsieur », répondirent les deux domestiques.
Leur maître jeta l’autre jambe par-dessus la margelle et s’assit sans bouger. Il tournait le dos aux hommes et restait assis, la tête penchée, à regarder le fond du puits. Cela dura si longtemps que George se sentit mal à l’aise.
« Tout va bien, monsieur ? demanda-t-il.
« Oui », dit Benson, lentement. « Si je tire sur la corde, George, remontez-moi immédiatement. Maintenant, faites-moi descendre. »
La corde se déroula régulièrement entre leurs mains jusqu’à ce qu’un cri caverneux montant de l’obscurité et un léger clapotis les avertissent qu’il avait touché l’eau. Ils lui donnèrent trois mètres de plus et se tinrent debout, la poigne détendue et les oreilles tendues, dans l’expectative.
« Il a coulé », dit Bob à voix basse.
L’autre fit un signe de tête et, humectant ses énormes paumes, saisit plus fermement la corde.
Une bonne minute s’écoula, et les hommes commencèrent à échanger des regards inquiets. C’est alors qu’une brusque secousse, suivie d’une série de secousses plus faibles, faillit arracher la corde de leurs mains.
« Tirez ! » cria George, plaçant un pied sur le côté et tirant désespérément. « Tirez ! tirez ! Il est coincé, il ne vient pas, tirez ! »
En réponse à leurs terribles efforts, la corde remonta lentement, centimètre par centimètre, jusqu’à ce qu’un violent éclaboussement se fasse entendre. Au même moment, un cri d’horreur insensé retentit dans le puits.
« Quel poids ! » haletait Bob. « Il est coincé, ou quelque chose comme ça. Ne bougez pas, monsieur ; pour l’amour du ciel, ne bougez pas. »
En effet, la corde tendue était violemment secouée, comme si une lutte se déroulait au fond du puits. Les deux hommes, avec force grognements et soupirs, la tiraient pied par pied.
« Tout va bien, monsieur ! » cria George d’un ton enthousiaste.
Il avait un pied appuyé contre le puits et tirait vigoureusement ; le fardeau approchait du sommet. Une longue et forte traction, et c’est le visage d’un homme mort qui surgit par-dessus le bord, de la boue dégoulinant de ses yeux et de ses narines. Juste derrière apparut le visage hagard de son maître ; mais il le vit trop tard, car, dans un grand cri, il lâcha la corde et fit un pas en arrière. La soudaineté du geste renversa son compagnon et la corde se déchira entre ses mains. Il y eut un éclaboussement épouvantable.
Bob balbutia : « Imbécile ! » et se précipita vers le puits, impuissant.
« Courez ! » s’écria George. « Courez chercher une autre corde. »
Il se pencha sur la margelle et appela, affolé, vers le fond, tandis que son assistant retournait en toute hâte aux écuries en poussant des cris frénétiques. Sa voix résonna dans le puits, mais seul le silence lui répondit.
FIN de
Le puits, de W. W. Jacobs