Hugh Walpole
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I
Tandis que Foster, l’esprit ailleurs, se déplaçait à travers la pièce, penché vers la bibliothèque et, un peu courbé en avant, choisissait des yeux tantôt un livre, tantôt un autre, son hôte, regardant les muscles de sa nuque maigre se détacher au-dessus de son col de flanelle, pensait à la facilité avec laquelle il pourrait serrer cette gorge, et au plaisir, au plaisir triomphant et lascif, qu’une telle action lui procurerait.
La pièce basse, aux murs et aux plafonds blancs, était inondée du soleil doux et agréable des Lakeland. Octobre est un mois merveilleux dans les lacs anglais, doré, riche et parfumé ; des soleils lents se déplaçant à travers des cieux teinte d’abricot jusque vers des gloires vespérales couleur rubis ; les ombres s’étendent alors, profondes, sur ce beau pays, en taches de pourpre sombre, en longs motifs de gaze argentée semblables à des toiles d’araignée, en épaisses éclaboussures d’ambre et de gris. Les nuages passent comme des galions à travers les montagnes, tantôt les dissimulant, tantôt les révélant, tantôt descendant comme des armées fantômatiques jusqu’au coeur même des plaines, puis s’élevant soudain vers le plus doux des ciels bleus et s’allongeant dans une couleur langoureuse.
Le cottage de Fenwick donnait sur les montagnes des Low Fells ; à sa droite, vues par les fenêtres latérales, s’étendaient les collines dominant le lac Ullswater.
Fenwick regardait le dos de Foster et se sentit soudain nauséeux ; il s’assit, se voilant un instant les yeux de sa main. Foster était monté jusqu’ici, depuis Londres, pour s’expliquer. C’était tellement Foster de vouloir s’expliquer, de vouloir arranger les choses. Depuis combien d’années connaissait-il Foster ? Vingt ans au moins, et pendant toutes ces années, Foster avait toujours été déterminé à arranger les choses avec tout le monde. Il ne supportait pas de déplaire ; il détestait que quelqu’un pense du mal de lui ; il voulait que tout le monde soit son ami. C’était peut-être l’une des raisons pour lesquelles Foster avait si bien fait son chemin, avait si bien réussi sa carrière ; une raison, aussi, pour laquelle Fenwick n’avait pas réussi.
Car Fenwick était en cela l’opposé de Foster. Il ne voulait pas d’amis, il ne se souciait certainement pas que les gens l’aiment – c’est-à-dire les gens pour lesquels, pour une raison ou une autre, il avait du mépris – et il avait du mépris pour un grand nombre de personnes.
Fenwick regarda ce dos long, mince et courbé et sentit ses genoux trembler. Bientôt, Foster se retournerait et de sa voix aiguë, flûtée, débiterait quelque chose à propos des livres. « Quels livres amusants tu as, Fenwick ! » Combien de fois, au cours de ses longues nuits de veilles, Fenwick, lorsqu’il ne parvenait pas à dormir, avait-il entendu cette voix résonner tout près de lui – oui, dans l’ombre même de son lit ! Et combien de fois Fenwick lui avait-il répondu : « Je te déteste ! Tu es la cause de ma vie ratée ! Tu as toujours été sur mon chemin. Toujours, toujours, toujours ! Tu as été condescendant, hypocrite, et en vérité tu ne montrais aux autres que combien peu tu me considérais, quel grand raté, quel idiot vaniteux j’étais ! Je le sais. Tu ne peux rien me cacher ! Je peux t’entendre ! »
Depuis vingt ans maintenant, Foster s’était obstinément trouvé sur le chemin de Fenwick. Il y avait eu cette affaire, il y a si longtemps maintenant, lorsque Robins avait cherché un rédacteur en chef adjoint pour sa merveilleuse revue, le Parthénon, et Fenwick était allé le voir et ils avaient eu une sublime conversation. Comme Fenwick avait magnifiquement parlé ce jour-là ; avec quel enthousiasme il avait montré à Robins (qui, de toute façon, était aveuglé par sa propre vanité) le genre de journal que le Parthénon pourrait devenir ; comment Robins s’était à son tour laisser gagner par l’enthousiasme, comment il avait poussé son gros corps dans la pièce en criant : « Oui, oui, Fenwick, c’est très bien ! C’est très bien, vraiment !” Et puis comment, après tout, c’était Foster qui avait obtenu ce travail.
Le journal n’avait vécu qu’un an ou deux, c’est vrai, mais ses relations avec ce journal avaient propulsé Foster sur le devant de la scène tout comme Fenwick aurait pu l’être !
Puis, cinq ans plus tard, il y avait le roman de Fenwick, L’Aloès amer – le roman auquel il avait consacré trois ans d’efforts, de sang et de larmes – et puis, dans la même semaine de publication, Foster sortait Le cirque, le roman qui le consacra, bien que, par Dieu, ce soit une assez piêtre pacotille sentimentale. Vous direz qu’un roman ne peut pas en tuer un autre – mais, vraiment ? Si Le cirque n’avait pas paru, ce groupe de pédants londoniens – cette foule vaniteuse, limitée, ignorante, satisfaite d’elle-même, qui peut néanmoins, par ses propos, tant affecter la bonne ou la mauvaise fortune d’un livre – n’aurait-il pas parlé de L’Aloès amer et ne l’aurait-il pas mis en avant ? Dans les faits, le livre était mort-né tandis que Le cirque poursuivait son chemin, caracollant et triomphant.
Après cela, il y avait eu de nombreuses occasions – certaines petites, d’autres grandes – et toujours, d’une manière ou d’une autre, le corps mince, maigre, de Foster contrariait le bonheur de Fenwick.
Cela était devenu, bien entendu, une obsession pour Fenwick. Caché là-haut au cœur des lacs, sans amis, presque sans compagnie et avec très peu d’argent, il avait trop de temps pour ruminer son échec. Il était un raté et ce n’était pas de sa faute. Comment cela pourrait-il être sa propre faute, avec ses dons et son intelligence ? C’était la faute de la vie moderne, qui manquait de culture, la faute de ce stupide fatras matériel qui constituait l’intelligence de l’être humain – et la faute de Foster.
Fenwick avait toujours espéré que Foster ne s’approcherait pas de lui. Il ne savait pas de quoi il serait capable s’il revoyait cet homme. Et puis un jour, à sa grande surprise, il reçut un télégramme :
De passage dans les environs. Puis-je rester chez toi lundi et mardi ? -Giles Foster.
Fenwick pouvait à peine en croire ses yeux, et alors – par curiosité, par mépris cynique, par un motif plus profond et plus mystérieux qu’il n’osait pas analyser – il avait télégraphié – Viens.
Et le voila, cet homme. Et il était venu – le croiriez-vous ? – pour » arranger les choses « . Il avait entendu par Hamlin Eddis que Fenwick était fâché avec lui, qu’il avait une sorte de grief contre lui.
« Cela m’était désagréable, mon vieux, et j’ai pensé que je pourrais passer et en parler avec toi, voir quel était le problème, et le régler. »
Hier soir, après le dîner, Foster avait essayé d’arranger les choses. Avec enthousiasme, avec les yeux d’un bon chien qui réclame un os qu’il sait mériter, il avait tendu la main et demandé à Fenwick de « dire ce qui n’allait pas ».
Fenwick avait simplement dit que tout allait bien ; Hamlin Eddis était un fichu imbécile.
« Oh, je suis heureux d’entendre ça ! » s’était écrié Foster, se levant de sa chaise et posant sa main sur l’épaule de Fenwick. « J’en suis heureux, mon vieux. Je ne pourrais pas supporter que nous ne soyons pas amis. Nous avons été amis si longtemps. »
Seigneur ! Comme Fenwick l’avait détesté à ce moment là !
II
« Quel joli lot de livres tu as ! » Foster se retourna et regarda Fenwick avec des yeux enthousiastes et réjouis. « Chaque livre ici est intéressant ! J’aime aussi la façon dont tu les as disposés, et ces étagères ouvertes – je trouve toujours dommage d’enfermer les livres derrière une vitre ! »
Foster s’approcha et s’assit tout près de son hôte. Il avança même sa main et la posa sur le genou de son hôte. « Écoute ! C’est la dernière fois que j’en parle – promis ! Mais je veux m’en assurer. Il n’y a rien qui ne va pas entre nous, n’est-ce pas, mon vieux ? Je sais que tu me l’as assuré hier soir, mais je veux juste… »
Fenwick le regarda et, l’observant, ressentit soudain un plaisir de haine exquise. Il aimait le contact de la main de l’homme sur son genou ; lui-même se pencha un peu en avant et, pensant combien il serait agréable d’enfoncer les yeux de Foster, profondément, profondément dans sa tête, les écraser, les réduire en bouillie jusqu’à la pourpre, laissant les orbites vides, fixes et sanglantes, dit :
« Mais non. Bien sûr que non. Je te l’ai dit hier soir. Que pourrait-il y avoir ? »
La main serra le genou un peu plus fort.
« Je suis tellement heureux ! C’est formidable ! Formidable ! J’espère que tu ne me trouveras pas ridicule, mais j’ai toujours eu de l’affection pour toi, d’aussi loin que je me souvienne. J’ai toujours voulu mieux te connaître. J’ai tellement admiré ton talent. Ton roman, celui sur l’aloès… »
« L’aloès amer ? »
« Ah oui, c’est ça. C’était un livre splendide. Pessimiste, bien sûr, mais excellent tout de même. Il aurait dû faire mieux. Je me souviens l’avoir pensé à l’époque. »
« Oui, il aurait dû faire mieux. »
« Ton temps viendra, cependant. Ce que je dis, c’est que le bon travail finit toujours par payer. »
« Oui, mon heure viendra. »
La voix fluette et chevrotante continua :
« J’ai eu plus de succès que je ne le méritais. Oh oui, c’est vrai. Ne le nie pas. Je ne suis pas faussement modeste. Je le pense vraiment. J’ai du talent, bien sûr, mais pas autant qu’on le dit. Et toi ! Tu en as bien plus qu’ils ne le reconnaissent. C’est vrai, mon vieux. C’est vrai. Seulement – j’espère que tu me pardonneras de le dire – peut-être n’as-tu pas progressé comme tu aurais pu le faire. Vivre ici, à l’écart, enfermé dans toutes ces montagnes, dans ce climat humide – il pleut tout le temps – eh bien, tu es à l’écart des choses ! Tu ne vois personne, tu ne parles pas et ne découvres pas ce qui se passe vraiment. Eh, regarde-moi ! »
Fenwick se retourna et le regarda.
« Maintenant, je passe la moitié de l’année à Londres, où l’on trouve le meilleur de tout, les meilleures discussions, la meilleure musique, les meilleures pièces de théâtre ; et puis je passe trois mois à l’étranger, en Italie ou en Grèce ou ailleurs, et ensuite trois mois à la campagne. C’est l’arrangement idéal. De cette façon, on a tout. »
L’Italie ou la Grèce ou ailleurs !
Quelque chose se retourna dans la poitrine de Fenwick, grinçant, grinçant, grinçant. Combien il avait désiré, oh, combien passionnément, juste une semaine en Grèce, deux jours en Sicile ! Parfois, il avait pensé qu’il pourrait y arriver, mais lorsqu’il avait fallu compter les pennies… Et que cet imbécile, cette grosse tête, cet homme suffisant, vaniteux et condescendant…
Il se leva, regardant le soleil doré.
« Que dirais-tu d’une promenade ? » suggéra-t-il. « Il y a encore une bonne heure de jour. »
III
Dès que les mots eurent quitté ses lèvres, il eu l’impression qu’un autre les avait prononcés pour lui. Il se retourna même à moitié pour voir si quelqu’un d’autre était là. Depuis l’arrivée de Foster la veille au soir, il avait eu conscience de cette sensation. Une promenade ? Pourquoi devrait-il se promener avec Foster, lui montrer son pays bien-aimé, lui montrer ces courbes, ces lignes et ces creux, le large bouclier argenté de l’Ullswater, les collines violettes dans les nuages, repliées comme des couvertures sur les genoux d’un géant étendu ? Pourquoi ? C’était comme s’il s’était tourné vers quelqu’un derrière lui et avait dit : « Vous avez un autre dessein dans cette affaire. »
Ils se mirent en marche. La route descendait brusquement vers le lac, puis le chemin passait entre les arbres au bord de l’eau. De l’autre côté du lac, des tons de lumière jaune vif, d’un teint de crocus, se détachaient sur le bleu de l’eau. Les collines étaient sombres.
La façon dont Foster marchait personnifiait l’homme. Il avait toujours un peu d’avance sur vous, poussant son corps long et mince avec de petites secousses impatientes, comme si, s’il ne se dépêchait pas, il risquait de manquer quelque chose qui lui serait immensément avantageux. Il parlait, jetant des mots à Fenwick par-dessus son épaule comme on jette des miettes de pain à un merle.
« Bien sûr que j’étais heureux. Qui ne le serait pas ? Après tout, c’est un nouveau prix. Ils ne le décernent que depuis un an ou deux, mais c’est gratifiant – vraiment gratifiant – de l’obtenir. Quand j’ai ouvert l’enveloppe et que j’ai trouvé le chèque – eh bien, on aurait pu m’assommer avec une plume. Vraiment. Bien sûr, cent livres, ce n’est pas beaucoup. Mais c’est l’honneur…. »
Où allaient-ils ? Leur destin était tracé comme s’ils n’avaient pas de libre-arbitre. Libre-arbitre ? Il n’y a pas de libre-arbitre. Tout est destin. Fenwick rit soudainement tout haut.
Foster s’arrêta.
« Hein, qu’est-ce que c’est ? »
« Qu’est-ce que c’est, quoi ? »
« Tu as ri. »
« Quelque chose m’a amusé. »
Foster glissa son bras sous celui de Fenwick.
« C’est amusant de se promener ensemble comme ça, bras dessus, bras dessous, en amis. Je suis un homme sentimental. Je ne vais pas le nier. Ce que je dis, c’est que la vie est courte et que l’on doit aimer ses semblables, sinon où sommes-nous ? Tu vis trop seul, mon vieux. » Il serra le bras de Fenwick. « C’est la vérité. »
C’était une torture, une torture exquise, céleste. Il était merveilleux de sentir ce bras fin et osseux se presser contre le sien. On pouvait presque entendre les battements de cet autre coeur. Merveilleux de sentir ce bras et la tentation de le prendre dans ses mains et de le plier et de le tordre et ensuite d’entendre les os craquer… craquer… craquer….. Merveilleux de sentir cette tentation monter dans son corps comme de l’eau bouillante et de ne pas y céder. Pendant un moment, la main de Fenwick toucha celle de Foster. Puis il s’écarta.
« Nous arrivons au village. Voila l’hôtel où tout le monde vient l’été. Tournons ici à droite. Je vais te montrer mon petit lac. »
IV
« Ton petit lac ? » demanda Foster. « Pardonne mon ignorance, mais qu’entends-tu par petit lac exactement ? »
« Un lac miniature, une mare d’eau posée dans le giron de la colline. Très calme, charmant, silencieux. Certains de ces lacs sont immensément profonds. »
« J’aimerais bien voir cela. »
« C’est à une courte distance, sur une route accidentée. Cela pose-t-il problème ? »
« Pas du tout. J’ai de longues jambes. »
« Certains sont immensément profonds – insondables – personne n’en a touché le fond – mais silencieux, comme du verre, avec seulement des ombres… »
« Tu sais, Fenwick, j’ai toujours eu peur de l’eau, je n’ai jamais appris à nager. J’ai peur d’aller où je n’ai pas pied. N’est-ce pas ridicule ? Mais tout cela est dû au fait qu’à mon école privée, il y a des années, alors que j’étais un petit garçon, de grands gaillards m’ont attrapé et m’ont maintenu la tête sous l’eau ; ils ont failli me noyer. Eh oui. Ils sont allés plus loin qu’ils ne le voulaient. Je peux encore voir leurs visages. »
Fenwick considéra cela. L’image jaillit dans son esprit. Il pouvait voir les garçons – des gars grands et forts, probablement – et cette chose maigre comme une grenouille, leurs mains épaisses autour de sa gorge, ses jambes comme des bâtons gris qui sortent de l’eau, leurs rires, leur soudain sentiment que quelque chose ne va pas, le corps maigre tout flasque et immobile – …..
Il prit une grande inspiration.
Foster marchait à côté de lui maintenant, non devant, comme s’il avait un peu peur et avait besoin d’être rassuré. En effet, le décor avait changé. Devant et derrière eux s’allongeait le chemin en pente, parsemé de schistes et de pierres. Sur leur droite, sur une corniche au pied de la colline, se trouvaient des carrières, presque désertes, mais d’autant plus mélancoliques dans l’après-midi qui s’éteignait qu’on y travaillait encore un peu ; de faibles bruits provenaient des austères cheminées, un ruisseau coulait rageusement en cascade dans un bassin en contrebas, de temps en temps une silhouette noire, comme un point d’interrogation, apparaissait sur la colline qui s’assombrissait.
Le chemin était maintenant un peu raide, et Foster soufflait et haletait.
Fenwick le détestait d’autant plus pour cela. Si mince et sec, et pourtant incapable de rester en forme ! Ils trébuchaient, restant en-dessous de la carrière, au bord de l’eau vive tantôt verte, tantôt d’un blanc-gris sale, progressant à flanc de colline.
Leurs visages étaient maintenant tournés vers le mont Helvellyn. Il terminait le groupe de collines, en refermant la base, et s’étalant ensuite sur la droite.
« Voilà le lac ! » s’exclama Fenwick, avant d’ajouter : « Le jour ne dure pas aussi longtemps que je l’avais prévu. Il commence déjà à faire sombre. »
Foster trébucha et attrapa le bras de Fenwick.
« Ce crépuscule donne aux collines un aspect étrange – comme si elles étaient des êtres vivants. Je peux à peine voir mon chemin. »
« Nous sommes seuls ici », répondit le Fenwick. « Ne sens-tu pas le calme ? Les hommes doivent avoir quitté la carrière et sont rentrés chez eux. Il n’y a personne d’autre que nous ici. Si tu regardes bien, tu verras une étrange lumière verte descendre au-dessus des collines. Cela ne dure qu’un instant, puis c’est la nuit.
« Voici mon lac. Sais-tu combien j’aime cet endroit, Foster ? Il semble m’appartenir tout particulièrement, tout comme tout ton travail, ta gloire, ta renommée et ton succès semblent t’appartenir. J’ai ceci et tu as cela. Peut-être qu’au final, nous sommes quittes, après tout. Oui….
« Mais j’ai l’impression que ce petit bout d’eau m’appartient et que je lui appartiens, comme si nous ne devions jamais être séparés – oui. … Il est si noir, n’est-ce pas ?
« C’est l’un des plus profonds. Personne ne l’a jamais sondé. Seul le Helvellyn connait sa profondeur, et j’aime à imaginer qu’un jour il me mettra moi aussi dans la confidence, qu’il me murmurera ses secrets… »
Foster éternua.
« Très joli. Très beau, Fenwick. J’aime ton lac. Charmant. Et maintenant, faisons demi-tour. Le chemin est difficile sous la carrière. Il fait frais, aussi. »
« Tu vois cette petite jetée là-bas ? » Fenwick prit Foster par le bras. « Quelqu’un l’a construite jusque dans l’eau. Il y avait un bateau ici, je suppose. Viens, regarde en bas. Du bout de la petite jetée, l’eau a l’air si profonde, et les montagnes semblent se refermer sur nous. »
Fenwick prit le bras de Foster et le conduisit jusqu’au bout de la jetée. De fait, l’eau y avait l’air profonde. Profonde et très noire. Foster y jeta un coup d’œil, puis il leva les yeux vers les collines qui semblaient s’être rapprochées tout autour de lui. Il éternua de nouveau.
« J’ai pris froid, j’en ai peur. Rentrons, Fenwick, ou nous ne retrouverons jamais notre chemin. »
« Rentrons, alors », dit Fenwick, et ses mains se refermèrent sur le cou maigre et chétif. Pendant un instant, la tête se tourna à moitié, et deux yeux effrayés, étrangement enfantins, le fixèrent ; puis, d’une poussée ridiculement simple, le corps fut projeté vers l’avant, il y eut un cri aigu, un éclaboussement, quelque chose de blanc s’agita dans le crépuscule qui tombait rapidement, encore, et encore, puis des ondulations lointaines, puis le silence.
V
Le silence s’étendit. Ayant enveloppé le lac, il se répandit sur les collines déjà endormies, comme un doigt sur des lèvres. Fenwick prenait part à ce silence. Il s’y complaisait. Il ne bougeait pas d’un pouce. Il restait là à regarder l’eau sombre du lac, les bras croisés, un homme perdu dans ses pensées les plus intenses. Mais il ne pensait pas. Il était seulement conscient d’un chaud et voluptueux soulagement, d’un sentiment sensuel qui n’était pas du tout une pensée.
Foster n’était plus, cet imbécile fatigant, prétentieux, vaniteux et satisfait de lui-même ! Parti, pour ne jamais revenir. Le lac l’en assurait. Il fixait le visage de Fenwick avec approbation, comme s’il disait : « Tu as bien fait – un travail propre et nécessaire. Nous l’avons fait ensemble, toi et moi. Je suis fier de toi. »
Il était fier de lui-même. Enfin, il avait fait quelque chose de concret de sa vie. Des pensées, des pensées actives, ardentes, commençaient à envahir son cerveau. Pendant toutes ces années, il avait traîné dans cet endroit sans ne rien faire d’autre qu’entretenir des griefs, faible, lâche – maintenant, enfin, il avait agi. Il se redressa et regarda les collines. Il était fier – et il avait froid. Il frissonnait. Il remonta le col de son manteau. Oui, il y avait cette faible lumière verte qui toujours s’attardait dans l’ombre des collines pendant un bref instant avant que l’obscurité ne tombe. Il se faisait tard. Mieux valait rentrer.
Tremblant maintenant au point de claquer des dents, il commença à descendre le sentier, puis se rendit compte qu’il ne voulait pas quitter le lac. Le lac était amical – le seul ami qu’il avait au monde. Alors qu’il trébuchait dans l’obscurité, ce sentiment de solitude grandissait. Il rentrait dans une maison vide. Il y avait eu un invité la nuit dernière. Qui était-ce ? Foster, bien sûr. Foster avec son rire idiot et ses yeux aimables et médiocres. Eh bien, Foster ne serait pas là maintenant. Non, il n’y serait plus jamais.
Et soudain, Fenwick se mit à courir. Il ne savait pas pourquoi, hormis que, maintenant qu’il avait quitté le lac, il se sentait seul. Il aurait voulu pouvoir rester là-haut toute la nuit, mais comme il faisait froid, il ne le pouvait pas, et maintenant il courait pour rentrer chez lui, retrouver ses lumières et ses meubles familiers – et toutes les choses qui, il le savait, le rassureraient.
Il courait, et le schiste et les pierres se dispersaient sous ses pieds, produisant comme des bruits de pépiements derrière lui, et il semblait que quelqu’un d’autre courait aussi. Il s’arrêta, et l’autre coureur s’arrêta également. Il souffla dans le silence. Il avait chaud maintenant. La transpiration ruisselait sur ses joues. Il pouvait en sentir un filet dans son dos, sous sa chemise. Ses genoux tremblaient. Son cœur battait la chamade. Et tout autour de lui, les collines étaient si étonnamment silencieuses, comme des nuages en caoutchouc que l’on pourrait pousser ou tirer, comme on le fait avec les masques en caoutchouc, gris contre le ciel nocturne d’un violet cristallin à la surface duquel, comme les yeux scintillants des bateaux en mer, des étoiles commençaient à apparaître.
Ses genoux cessèrent de trembler, son cœur battit moins fort, et il se remit à courir. Soudain, il tourna le coin de la rue et se trouva devant l’hôtel. Les lampes étaient bienveillantes, rassurantes. Il marcha alors tranquillement le long du chemin qui longeait le lac, et s’il n’avait pas eu la certitude que quelqu’un marchait derrière lui, il aurait été à l’aise. Il s’arrêta une ou deux fois pour regarder en arrière, et une fois il s’arrêta et cria « Qui va là ? » Seul le bruissement des arbres lui répondit.
Il eut l’idée extravagante – mais son cerveau palpitait si fort qu’il ne pouvait pas réfléchir – que c’était le petit lac qui le suivait, le petit lac qui glissait, glissait le long de la route, était près de lui pour qu’il ne soit pas seul. Il pouvait presque entendre l’eau murmurer à son oreille : « Nous avons fait cela ensemble, et je ne veux pas que tu en portes toute la responsabilité. Je resterai avec toi, pour que tu ne te sentes pas seul. »
Il descendit la route en direction de son domicile, vit les lumières de sa maison. Il entendit le claquement du portail derrière lui se refermer comme une porte de prison. Il entra dans le salon, éclairé et accomodé. Là se trouvaient les livres que Foster avait admirés.
La vieille femme qui s’occupait de lui apparut.
« Voulez-vous du thé, monsieur ? »
« Non, merci, Annie. »
« L’autre monsieur en voudra-t-il ? » :
« Non, l’autre monsieur est absent pour la nuit. »
« Alors il n’y aura qu’une seule personne pour le dîner ? »
« Oui, une seule personne pour le dîner. »
Il s’assit dans le creux du sofa et sombra instantanément dans un profond sommeil.
VI
Il se réveilla lorsque la vieille femme lui tapa sur l’épaule pour lui annoncer que le souper était servi. La pièce était sombre, à l’exception de la lumière vacillante de deux bougies. Ces deux chandeliers rouges, comme il les détestait, là, sur la cheminée ! Il les avait toujours détestés, et maintenant ils lui semblaient avoir quelque chose de la voix de Foster – ce timbre aigu, fin et flûté.
Il s’attendait à chaque instant à voir Foster entrer, et pourtant il savait que cela n’arriverait pas. Il continuait à tourner la tête vers la porte, mais il faisait si sombre qu’on ne pouvait y voir. Toute la pièce était obscure, sauf là, près de la cheminée, où les deux chandeliers gémissaient leur malheureuse complainte scintillante.
Il alla dans la salle à manger et s’assit pour prendre son repas. Mais il ne put rien avaler. C’était étrange – cette place près de la table où aurait dû se trouver la chaise de Foster. Étrange, nue, et qui faisait naître en lui un sentiment de solitude.
Il se leva de table et alla à la fenêtre, l’ouvrit et regarda dehors. Il entendit quelque chose, un filet d’eau, une agitation à travers le silence, comme si un bassin profond se remplissait à ras bord. Un bruissement dans les arbres, peut-être. Une chouette hulula ; brusquement, comme si quelqu’un avait soudain parlé derrière son épaule, il referma la fenêtre et regarda derrière lui, scrutant la pièce sous ses sourcils sombres.
Puis il monta se coucher.
VII
Avait-il dormi, ou n’était-il resté que paresseusement allongé, à demi assoupi, plongé une luxueuse absence de pensées ? Il était bien réveillé maintenant, tout à fait réveillé, et son cœur battait avec angoisse. C’était comme si quelqu’un l’avait appelé par son nom. Il dormait toujours la fenêtre entrouverte et le store relevé. Cette nuit, le clair de lune donnait aux objets de sa chambre une ombre maladive. Ce n’était pas un déluge de lumière, ni une brusque éclaboussure formant un carré ou un cercle argenté, et plongeant le reste de la pièce dans une obscurité d’ébène. La lumière était faible, un peu verte, peut-être, comme l’ombre qui vient sur les collines juste avant la nuit.
Il fixa la fenêtre, et il lui sembla que quelque chose bougeait. Dans, ou plutôt contre, la lumière vert-gris, scintillait quelque chose de teinte argentée. Fenwick regarda fixement. Cela ressemblait, très exactement, à de l’eau qui glissait sur la fenêtre.
De l’eau qui glissait ! Il écouta, la tête relevée, et il lui sembla que, de l’autre côté de la fenêtre, il percevait l’agitation de l’eau, qui ne coulait pas, mais plutôt qui montait sans cesse, gargouillant de satisfaction, et remplissait, remplissait sans fin.
Il se redressa dans son lit et constata alors que de l’eau ruisselait de la tapisserie sous la fenêtre. Il pouvait la voir s’écouler jusqu’au rebord de la fenêtre, ralentir, puis glisser, glisser le long du plan incliné. Ce qui était curieux, c’est qu’elle se déversait si silencieusement.
De l’autre côté de la fenêtre, il y avait cet étrange gargouillis, mais dans la pièce elle-même, c’était le silence absolu. D’où cela pouvait-il venir ? Il voyait la ligne argentée s’élever et s’abaisser comme le flux et le reflux sur le linteau de la fenêtre.
Il fallait qu’il se lève et ferme la fenêtre. Il passa ses jambes au-dessus de ses draps et de ses couvertures et baissa le regard.
Il poussa un cri. Le sol était recouvert d’une pellicule d’eau brillante. L’eau montait. Comme il regardait, elle avait recouvert la moitié des pieds courts et épais du lit. Elle s’élevait sans répit, sans relâche, sans repos ! Par-dessus le seuil, elle se déversait maintenant en un flux régulier, mais sans bruit. Fenwick s’assit dans le lit, les draps ramenés contre son menton, clignant des yeux, la pomme d’Adam palpitant dans sa gorge comme l’accélérateur d’une automobile.
Mais il fallait faire quelque chose, il fallait arrêter cela. L’eau était maintenant au niveau du siège des chaises, toujours silencieuse. Si seulement il pouvait atteindre la porte !
Il approcha son pied nu du sol, puis cria à nouveau. L’eau était glacée. Soudain, alors que, penché, il fixait son reflet sombre et immobile, quelque chose sembla le pousser en avant. Il tomba. Sa tête, son visage étaient sous le liquide glacé ; le liquide semblait collant et, au cœur de sa froidure, chaud comme de la cire fondante. Il lutta pour se relever. L’eau lui arrivait à la poitrine. Il hurla encore et encore. Il pouvait voir le miroir, la rangée de livres, le tableau du « Cheval » de Dürer, distant, imperméable à ses souffrances. Il frappa l’eau, et les éclaboussures semblaient s’accrocher à lui comme des écailles de poisson, moites au toucher. Il lutta, se frayant un chemin vers la porte.
L’eau atteignait maintenant son cou. Puis quelque chose lui aggripa la cheville. Quelque chose s’accrochait à lui. Il se débattit en criant : « Laisse-moi partir ! Laisse-moi partir ! Je te dis de me laisser partir ! Je te hais ! Je te hais ! Je ne te rejoindrai pas ! Je ne… »
L’eau recouvrit sa bouche. Il sentit des phalanges enfoncer ses globes oculaires. Une main froide surgit et saisit sa cuisse nue.
VIII
Au matin, la petite bonne frappa et, ne recevant aucune réponse, elle entra, comme à son habitude, avec l’eau de rasage. Ce qu’elle vit lui fit pousser un cri de terreur. Elle courut chercher le jardinier.
Ils portèrent le corps aux yeux fixes et saillants, la langue perçant entre ses dents serrées, et l’étendirent sur le lit.
Il n’y avait d’autre signe de désordre dans la chambre qu’une cruche d’eau renversée. Une petite flaque tachait le tapis.
La matinée était belle. Une brindille de lierre, dans la brise légère, tapotait la vitre.
FIN de
Le lac, de Hugh Walpole